jeudi 6 février 2014

Le poème comme épreuve du sujet-relation : altérité et aliénation dans l’œuvre d’Henri Meschonnic

« Le poème comme épreuve du sujet-relation : altérité et aliénation dans l’œuvre d’Henri Meschonnic », dans Laurent Husson, Guillaume Seydoux (dir.), Altérité et aliénation, Metz, Centre Écritures, Université de Lorraine, collection « Théologies et cultures », 2013, p. 151-167.



Ci-dessousn une version antérieure à la publication:

Spinoza a l’écriture de ses concepts et les concepts de son écriture.

          Henri Meschonnic[1]

Je me propose ici de rappeler l’itinéraire de Meschonnic en le situant en regard des propositions de Paul Ricœur. Tout en lisant son écriture, j’aimerais montrer ce que fait le poème comme théorie et comme pratique à la relation si celle-ci engage l’aventure d’une voix pleine de voix, celle d’une subjectivité où identité et altérité interagissent. De ce point de vue, les aliénations qu’aucune intentionnalité ne peut vraiment empêcher se voient défaites par le poème-relation comme force et liberté dans le langage à condition qu’on le laisse faire, qu’on augmente l’écoute de sa voix libre.
J’essaie donc ici de poursuivre ce que Henri Meschonnic notait au cœur de Politique du rythme, Politique du sujet, et qui peut-être oriente l’ensemble de son activité :
C’est ici, en somme, un livre en cours, un travail pour se situer, se découvrir, observer d’abord des figures du défi que la théorie du langage porte aux philosophes, à partir de la réflexion sur la poésie. Il est fait d’interventions abouties ou rêvées, qui sont le cheminement même des coups que peut porter et recevoir ce qu’on appelle banalement aujourd’hui la question du sujet[2].

Meschonnic et Ricœur : où est l’autre ?

Pour ce qui est du sujet et des catégories d’identité et d’altérité, le travail de Meschonnic n’a cessé d’opposer aux essentialisations l’empirique, étant entendu que « reconnaître l’empirique, c’est aussi le transformer[3] ». Cette recherche de l’historicité radicale dans toute subjectivation oriente le travail « dans un inachèvement infini [4]» pour réengager une pratique et une théorie de la relation. La relation comme processus subjectivant au cœur de l’individuation quelle qu’elle soit, fait alors l’utopie d’une pratique de l’interaction entre le langage, l’éthique et l’histoire : « Cette implication est la poétique même[5] ». C’est pourquoi, on peut dire que l’œuvre de Meschonnic vise une poétique de la relation comme critique de toutes les théories de la relation qui oublient leur propre historicité et l’historicité des catégories qu’elles construisent voire réitèrent y compris celle de relation.
Dans Pour la poétique, texte publié en 1970, Meschonnic emprunte à Paul Ricœur une formule relationnelle où l’individuation implique une altérité désaliénée, pour contrecarrer le scientisme déshistoricisant d’une certaine « nouvelle critique », celle de Jakobson et de Riffaterre : « On ne s’approprie que ce qu’on a d’abord tenu à distance de soi pour le considérer[6] ». Plus loin, il est significatif que Meschonnic rappelle un autre propos de Ricœur pour corroborer sa thèse selon laquelle « l’œuvre est système ». Pour défaire tout ce qui peut « borner » la poétique à « être une typologie » comme « opération de fin, de fermeture des connaissances[7] », il rappelle avec Ricœur que « penser le langage, ce serait penser l’unité de cela même que Saussure a disjoint, l’unité de la langue et de la parole[8] ». Et Meschonnic d’en proposer l’extension pour en augmenter peut-être même la compréhension sachant bien que plus tard il dédouanera Saussure d’une telle position établie par la vulgate structuraliste : « Il faut le dire aussi pour l’œuvre[9] ». Pour aller assez vite, on peut dire qu’en effet, à la même époque, Ricœur et Meschonnic sembleraient s’accorder sur ce point qui en engage forcément beaucoup d’autres :
La lecture des signifiants a pour garde-fou aux possibles qu’elle construit le texte comme système, non pas l’énoncé où se lirait n’importe quoi ; construction et non pas nature ; relations et non pas termes ; fonctionnement et non pas substantialisation du mot (PP1, 97)
Mais dans le même ouvrage, Meschonnic semble déjà prendre quelque distance avec Ricœur quand ce dernier réduit le texte poétique à un « palimpseste » (PP1, 131). Meschonnic va alors poser « une discursivité essentielle (une forme ferme une vie) qui se lie à la littérarité » :
Ainsi, non à la poursuite des universaux mais du concret de l’écriture, non science naïve mais pratique théorique, la poétique est l’étude (et l’étude des conditions de cette étude, indissociablement), d’une œuvre objet et sujet, fermée comme système, ouverte à l’intérieur d’elle-même comme créativité, et au-dehors comme lecture – l’étude d’une rhétorique visionnée, qui fait qu’une forme est unique. (PPI, p. 138)
La discussion va vraiment s’ouvrir à partir de 1971 quand Meschonnic (se) révèle son opposition à ce qui « est ramené dans l’herméneutique à une appropriation ou, comme écrit Ricœur, "une nouvelle compréhension de soi-même" » (ibid., p. 53[10]). Il précise :
Se comprendre soi-même selon l’être-au-monde ouvert par cette sémantique profonde, c’est cela s’approprier le sens. Ainsi est entièrement dépsychologisée ; dans l’expression "compréhension de soi", je soulignerai le mot soi et je l’opposerai au mot moi ; car le soi de cette compréhension est celui que me donne la puissance référentielle du texte compris, en échange du moi avare qui aurait refusé la longue méditation de l’acte d’exister par tous les mondes sur lesquels se seront ouverts et m’auront ouvert les textes que j’aurai aimés. (Ibid.)
Aussi Meschonnic commente-t-il ainsi en note ce long passage :
La fin de la phrase, « les textes que j’aurai aimés », montre que la distinction soi/moi n’est qu’un leurre ou un piège. C’est ici le primat de l’exégèse. La poétique le récuse.[11]
Le différend va alors se généraliser quand Meschonnic accuse Ricœur de « bricolage idéologique » (PP2, 222) pour  se personnifier dans la poétique quand Ricœur le serait dans la théologie puisqu’il rattache le langage à Dieu : à quoi Meschonnic oppose le fait que, « en matière de langage, Dieu est une hypothèse inutile et une régression méthodologique » (PP2, 224). Le différend s’approfondira jusqu’à l’ouverture de Éthique et politique du traduire où Meschonnic conteste « l’éthique de Levinas » à partir de « la question du poème » qui serait réglée dans une perméabilité aux thèses de Heidegger : « cette essentialisation généralisée de la langue, de la poésie, de la germanité et qui mettait tout le traduire dans le comprendre, ce que certains répètent encore, comme Ricœur[12] ».
C’est à ce point que j’aimerais envisager ce qui est au principe de la controverse quels qu’aient pu être ses avatars. Critique du rythme, le maître ouvrage n’y fera pas allusion en 1982 quand Politique du rythme, Politique du sujet y revient en 1995. Et si Meschonnic n’a « rien à redire à » l’analyse de Ricœur « à la fois éthique et politique » sur un certain état que la société, son économie, son organisation politique, fait à l’homme, il montre que chez Ricœur l’exigence de « l’intersection » est une impasse car elle « laisse le politique inchangé par l’éthique, l’éthique inchangée par le politique. Leur intersection a lieu dans l’abstrait[13] », par quoi, selon Meschonnic, « l’éthique n’est plus qu’un semblant dans le politique » (60), « parce que cette intersection n’est rien d’autre que la dualité coutumière, toute abstraite, de la force et de la liberté » (61). Chez Ricœur, ce dualisme oblige l’éthique à casser la politique en deux quand Meschonnic pense que c’est « la politique qui casse l’éthique en deux » : « morale de conviction »  et « morale de responsabilité » dans les termes de Ricœur. Ce qui aboutirait pour Meschonnic à cet « état moyen des rapports entre l’éthique et le politique » exactement comme Ricœur « a cru à l’intersection du structuralisme et de la phénoménologie » (ibid.). Acceptant la « morale de responsabilité », Ricœur est accusé par Meschonnic de faire de l’utopie une « figure idéale » quand, pour Meschonnic, l’utopie « ne s’accommode pas » : « elle sert à vivre », « comme Benveniste le dit du langage » (ibid.), précise-t-il[14].
C’est justement à partir de Benveniste que l’on peut mieux observer ce qui, pour l’instant, peut paraître confus et parfois faire passer une critique pour une polémique quand, par exemple, Meschonnic reproche à Alain Touraine « la contradiction entre les bonnes paroles et le vague du sujet » en ajoutant « comme chez Ricœur, le compromis » (205). Ce que Meschonnic engage significativement dans ce même livre quand il rappelle ceci :
Benveniste a montré que le je passe de je en je et reste je. Le paradoxe du sujet devenant son propre objet est résolu empiriquement, linguistiquement, puisque la personne n’est pas le je mais le rapport même entre je et tu, intérieur et extérieur à la fois. Objet, mais de lui-même, comme sujet de l’autre. (209)
Nous tenons ici ce qui fait la définition-valeur du sujet dans et par le langage comme point d’appui décisif pour ce qui va, dans la réflexion de Meschonnic, se préciser comme sujet du poème dans le paragraphe suivant :
Contradiction de chaque instant qui n’est rien auprès de la construction-sujet du poème, qui fait (mais ne dit pas) l’indicible, le dire lui-même de l’indicible. Je n’en connais pas de plus forte allégorie que Tourbillon de mouches, d’Apollinaire, dans Calligrammes. Car le poème ne s’entend que par tout le système d’échos qui est Apollinaire, et l’invention d’un langage sujet qui est aussi une pensée du sujet. Dans Benveniste, le sujet de l’énonciation ; dans Apollinaire, le sujet des « prosodies personnelles ». Tous deux aussi simples l’un que l’autre. Mais l’un est ostensible, l’autre, caché ; l’un est grammatical, l’autre, de tout le langage[15]. (209)
Un tel « système d’échos » fait la voix du poème, comme voix d’un sujet-relation défaisant tant les aliénations du même (individualisme ou subjectivisme) que de l’autre (autruisme ou collectivisme). En précisant que le sujet de l’énonciation chez Benveniste est le départ d’une pensée du sujet du poème vers la conception d’un sujet-relation où la construction subjective advient dans et par la voix. Comme activité poème, la voix ne cesse d’augmenter une pluralité interne du sujet et donc une individuation dont l’intensité fait de l’altérité le moteur même de l’identité, à condition que la pensée d’une telle subjectivation reste toujours au plus près du poème en train de se faire – en écriture comme en lecture. « Un poème n’est jamais que le commencement de son propre infini », écrivait Meschonnic avec Apollinaire[16], comme un sujet n’est jamais que le commencement de sa propre altérité.

Poème, sujet, mouvement, écoute

On peut observer un tel commencement dans le livre de poèmes qui vient de paraître un an après la mort de son auteur : Demain dessus demain dessous[17]. Le titre vient dès le premier poème :
tu es là je suis là
les yeux fermés du bonheur
pour voir la vie
qui nous passe
demain dessus demain dessous
sans savoir où nous allons
les mains ensemble
les rires ensemble
on se tait tout ce qu’on sait
les mots se serrent
entre nous
et nous marchons
chaque pas
on recommence
à vivre (7)
Joëlle de Sermet signalait qu’il importe « moins de déterminer si l’identité labile d’un sujet qui simultanément se dissout et se construit est de nature autobiographique ou fictive que de comprendre comment elle parvient à s’articuler à l’intérieur d’une situation discursive[18] ». Ce qu’il nous faut observer de près quand « mains » et « rires » riment par « ensemble », « demain dessus et demain dessous » : le sujet du poème est d’abord ce mouvement qui plus que l’adresse discursive met en marche, met tout le vivre dans un recommencement. Ce dernier se nourrit d’une sémantique négative comme on parle de théologie négative : « les yeux fermés […]/ pour voir la vie » et « on se tait tout ce qu’on sait » où le vivant est appelé en deçà où au-delà de la vue parce que « voir est dans la voix[19] », comme le savoir est tu pour augmenter la relation du vivre.
j’entends des cris
ils viennent du bout du monde
ils tournent comme des enfants
autour de moi
chaque cri est un visage
je me vois en eux
je me multiplie en eux
et leurs cris deviennent
mon visage
je ne me reconnais plus
mais plus je les entends
plus je deviens ce que je suis (11)
D’une part, ce poème ouvre explicitement au fait, rappelé par de Sermett, « qu’il s’agit moins de s’approprier un contenu de conscience que de reprendre à son compte le discours de l’autre et les inflexions qui lui permettent de moduler ou de construire son expérience : usurpation d’une empreinte vocale ou voix en "prêt-à-porter" ». Je dirais ici qu’il n’y a ni usurpation, ni « prêt-à-porter » mais invention d’un répons vocal où la tourne de la vue à la voix, du visage aux cris, de l’écoute au devenir hors de toute appropriation, fait une prosodie qui en dit plus long que les mots puisque le dernier (« je suis ») peut fort bien s’entendre comme le verbe « suivre ». Par quoi l’identité avec le poème se fait mouvement qu’ouvre l’écoute. Celle qu’inventent ces poèmes pour ne jamais arrêter l’identité à quelque stase voire même à quelques représentation puisqu’elle est toujours en transformation :
ma voix vient
d’en dehors de moi
elle vient de là
où je ne suis plus
elle vient de là
où je ne suis pas encore
elle vient de ne pas savoir
où elle est
venant de tant de gorges
de tant de souffles
qu’une fois de plus
je ne sais plus ce que je dis
et j’appelle
pour te retrouver
c’est quand tu te tais
que je ne retrouve plus
ma voix (p. 13)
Comme le rappelle de Sermett citant Meschonnic, avec le poème, nous avons affaire à une « dénudation du dialogue[20] ». Le poème a force dialogique de bout en bout incluant même la voix propre dans la parole de l’interlocuteur : sujet conversant infiniment[21], il advient de l’écoute, il vient par l’écoute. Et chaque poème, chaque voix devient cette réinvention même : ici, l’anaphore du venir construit la force du trouver comme identité-altérité en mouvement du sujet-relation. Peut-on pour autant parler d’« illusion spéculaire trop aisément engendrée par le dialogisme lyrique », comme se demande de Sermett ? Lequel semble confondre l’énonciation avec une représentation :
je vois un cri
partout où je me tourne
je le vois
en silence
il me remplit les yeux
sa bouche ouverte
me prend
je deviens ce cri (p. 27)
Le poème effectue une transformation qui se voit et s’entend de « vois » à « deviens » jusque dans l’ouverture buccale qui n’est pas du son mais du sens. Le voir se transforme en devenir d’une ouverture et d’un accueil : « un cri », l’« extratexte » s’agrandit ne contaminant jamais le texte[22], devient « ce cri », le poème, cette « démesure », comme dit Péguy[23]. 
Les quelques poèmes que je viens de lire montrent à l’envi ce qu’une écriture fait à la pensée, ce que Péguy appelait « une liaison intérieure tout à fait indissoluble[24] » : le devenir-cri du je n’est pas ici un thème mais un acte en poème par le rythme qu’ouvrent les mouvements d’une parole tournoyante et par le vertige d’une volubilité qui invente une altérité infinie :
quand j’attends
oui c’est moi que j’attends
je me retrouve
tous les enfants
je fais mon marché
sur tous les âges
je me remplis
des vivants (p. 29)
Le « marché » ici est la résonance de la « marche » avant et après dans le livre mais surtout « se retrouver » s’augmente d’une transitivité démultipliant à l’infini « tous les enfants » et « tous les âges », ce qui ne peut que contribuer à « remplir » le puits sans fond d’une identité vive qui fait rimer l’attente et les vivants. Une question de voix puisque :
sans voix
non
sans voix c’est sans moi sans toi
du rien à vivre
dire c’est vivre
vivre moi vivre toi
tous les autres sont dedans
les autres sont le temps
en nous
et des yeux pour ne pas voir
à rester sans voix
puis on se retrouve
de nouveau on marche sa voix
et voir te voir c’est le monde (p. 35)
De Sermett conclut sa réflexion sur le sujet lyrique par la proposition forte qui compare les interlocuteurs du poème à des « figures – tremblées, tremblantes – du mouvement qui les pousse l’un vers l’autre » (p. 97). C’est un tel mouvement qu’inventent dans ce poème les reprises renversantes innombrables qu’il ne cesse d’opérer jusqu’à trouver cette formule : « on marche sa voix ». La réitération de l’agrandissement du nous au on, je dirais sa force de « dédicaces proverbes[25] » comme expérience infiniment réénonçable, engage la subjectivation dans une relation « de vie en vie » (90), comme conclut et ouvre la fin du livre.

La voix, le divin

Une telle expérience d’écriture défait les confusions de l’individu et du sujet ou si l’on préfère des sujets. Ce que Meschonnic n’a cessé de rappeler en reprenant la question posée par Michel Foucault : « Comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l’ordre des discours ? » (p. 242[26]). Ce qui est l’ouverture nécessaire pour penser contre tous les mythes « de l’impossibilité du politique, de l’impossibilité de la poétique, de l’impossibilité du sujet » (p. 297) et « comme Foucault veut faire pour l’histoire[27] », Meschonnic veut retirer la poétique du sujet et du rythme à « l’emprise phénoménologique[28] ». Pour cela il repart de Benveniste quand Ricœur se refuse à concevoir radicalement la subjectivation dans et par le langage au risque de maintenir, dit-il lui-même, le « primat éthique de l’autre que soi sur le soi », précisant :
Encore faut-il que l’irruption de l’autre, fracturant la clôture du même, rencontre la complicité de ce mouvement d’effacement par quoi le soi se rend disponible à l’autre que soi. Car il ne faudrait pas que la « crise » de l’ipséité ait pour effet de substituer la haine de soi à l’estime de soi[29].
Et Ricœur de conclure lui-même « sur cette aporie de l’Autre[30] » certes en maintenant une pluralisation triple (« les trois modalités d’altérité ») ramenée tout le long de son maître ouvrage au dualisme de l’attestation (de soi) et de l’injonction (par l’autre). Un tel dualisme prendrait sa source dans ce que Ricœur appelle la « discordance entre la théorie de l’énonciation » de Benveniste « et celle de son sujet » (p. 63) et plus particulièrement « l’anathème de Benveniste contre la troisième personne » (p. 62). Aussi, « la théorie intégrée du soi au plan linguistique » (p. 56) est-elle une théorie qui soumet une linguistique à une ontologie, une théorie du langage à une philosophie du langage quand Ricœur fait glisser l’énonciation dans la communication, le « je-tu » de Benveniste dans « un moi qui parle à un toi » (ibid.). Ce qui constitue une désubjectivation au sens d’une anthropologie historique du langage par la confusion des fonctions je-tu et des transcendantaux ontologiques voire psychologiques (le moi, le soi, l’autre…). Ricœur confondrait, me semble-t-il, sujet de l’énonciation au sens de Benveniste et énonciateur ou sujet parlant au sens de la pragmatique. Aussi fait-il appel à la troisième personne, c’est l’opération bien connue maintenant du « tiers inclus[31] », en usant de l’argument ontologique du tiers comme sujet de l’énoncé ou pour le moins personnage, représentation[32]. À ce point, toute la théorie du sujet de Ricœur se soumet la théorie du langage en ignorant l’historicité radicale du discours par la marque métaphysique de l’identité, le soi. L’altérité est alors une appropriation qui renvoie à « une réalité plus fondamentale », « une ontologie du soi » qui passe certes par « une herméneutique du soi » mais jamais par une poétique du sujet, par le poème au sens où celui-ci défait le modèle communicationnel ancré sur le modèle logique. Avec le poème, c’est l’empirique du discours qui vient refuser toute assignation du sujet à un actant ou à un agent et par voie de conséquence à un acte alors même que le poème est un faire dans et par le dire. Et si pour Ricœur « une action offre la structure d’un acte locutionnaire », tout se réduit en fin de compte à « un contenu propositionnel[33] ». Aussi, le poème vient-il défaire ce qui empêche de penser la subjectivation dans et par le langage comme invention éthique et politique, comme relation qui fait de sa valeur sa définition et non l’inverse. Le poème, le plus petit poème, le premier poème venu est une relation d’historicités, une relation de voix. C’est ce qui l’engage non dans l’intersection mais dans l’interaction du politique et de l’éthique où l’une et l’autre perdent leurs habitudes, pensent langage. C’est alors l’hypothèse la plus forte que fait Meschonnic : pas d’éthique sans poétique, sans « écouter l’histoire qu’on a dans sa voix[34] ». Ce qui ne constitue qu’une paraphrase d’Exode 24,7 dans sa traduction : « nous ferons et nous écouterons[35] ». Ce qui constituerait une sortie du double-mind d’une individuation impossible sans la construction d’une altérité-socialité et d’une désaliénation impossible sans un abandon à ce qu’on ne sait pas, à l’étrangèreté du devenir autre, à la prophétie de tout « faire », puisque « le faire déborde infiniment l’intentionnalité, tout en l’incluant[36] ».
Alors on peut dire que « Les poèmes sont la voix d’une vie[37] ».
Pour cela, il nous faut aller Au Commencement, à ce que Meschonnic a engagé avec sa traduction de la Bible quand il précise ceci :
Par sa définition même, le poème retrouve et recommence l’invention de vie comme passage du principe de vie à toute créature vivante, tel que le début de la Genèse (1,24-25 ; 2,7 ; 6,7) en fait le récit fabuleux. En quoi l’invention de vie qui est poème participe par là d’une poétique du divin dans l’humain, en prenant garde de ne pas identifier ce divin qu’est le passage de vie avec un Dieu quel qu’il soit. Le paradoxe est ici la déthéologisation du divin[38].
Plus qu’un récit fabuleux, l’hébreu biblique demande l’écoute du divin dans le langage : l’abstrait « la vie » n’existe pas et il faudrait toujours dire « les vivants ». « Fonctionnement typiquement nominaliste », rappelle Meschonnic et c’est la même chose pour « la jeunesse » (« les jeunes ») et encore pour « la matrice » (« les tendresses de ton ventre »)[39]. Meschonnic ajoute « l’exemple discuté du temps d’Abélard » : « l’humanité. Pour le réalisme, l’humanité existe et les individus sont les fragments de l’humanité. Pour le nominalisme, seuls les individus existent, l’humanité est l’ensemble des individus[40] ».
J’en conclus avec le poème que le sujet qui manque pour toujours désaliéner l’individu des essentialismes est ce voyageur de la voix. On peut l’appeler maintenant le divin du poème, le divin du langage, le divin d’une anthropologie radicalement historique. Un divin enfant, dirait Meschonnic avec l’humour de son sourire ou le rire de sa pensée :
je vois un enfant
les bras tendus
vers la vie
et par ce regard
je suis cet enfant
puisque je suis moi
quand je le vois (p. 71)



[1]. H. Meschonnic, « Poétique du poème et de la pensée », entretien avec H. Meschonnic par J.-P. Courtois dans Europe n° 849-850 (« Littérature et philosophie »), janvier-février 2000, p. 82.
[2]. H. Meschonnic, Politique du rythme. Politique du sujet, op. cit., p. 76.
[3]. H. Meschonnic, Les États de la poétique, PUF, 1985, p. 167.
[4]. Ibid.
[5]. H. Meschonnic, « Transformations du traduire et altérité » (juin 1988) repris dans Poétique du traduire, Verdier, 1999, p. 198.
[6]. P. Ricœur, Structure et herméneutique, in Esprit, nov ; 1963, p. 597. (Note de H. Meschonnic, Pour la poétique, Gallimard, « Le Chemin », 1970, p. 27).
[7]. H. Meschonnic, Pour la poétique, op. cit., p. 29 puis p. 31 dans une note reprenant Ricœur.
[8]. P. Ricœur, La Structure, le mot, l’événement, in Esprit, mai 1967, p. 807 (note de Meschonnic, Pour la poétique, op. cit., p. 29).
[9]. Fin de la note de Meschonnic après la citation de Ricœur : Ibid. Meschonnic fait encore appel à Ricœur contre la thèse « de l’écart » qui met « l’originalité » comme point de départ et non d’arrivée et engage la critique dans la réduction à des modèles pour « aller des universaux aux universaux » (H. Meschonnic, Pour la poétique, op. cit., p. 43, note 1).
[10]. P. Ricœur dans Exégèse et herméneutique, Seuil, 1971. Cité par Meschonnic.
[11]. Note de Meschonnic dans Pour la Poétique II, op. cit., p. 220.
[12]. P. Ricœur, Sur la traduction (Bayard, 2004) : « Comprendre, c’est traduire » (où P. Ricœur le répète, après George Steiner, dans Après Babel), p. 22. Et récidive à l’identique p. 44 et p. 50. Non, comprendre c’est comprendre, ou croire qu’on comprend. Traduire suppose comprendre , mais c’est tout autre chose. Élémentaire, docteur Bon Sens. (note de H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 8).
[13]. H. Meschonnic, Politique du rythme. Politique du sujet, op. cit., p. 59. Dorénavant, j’indique seulement la page.
[14]. Ce qui fait référence à É. Benveniste, « La forme et le sens dans le langage » (1966), Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, « Tel », 1974, p. 217.
[15]. Voir H. Meschonnic, « Prosodie, poème du poème », dans Sylvain Auroux, Simone Delesalle, Henri Meschonnic (dir.), Histoire et grammaire du sens, Hommage à Jean-Claude Chevalier, Armand Colin, 1996, p. 222-252. J’en ai fait l’analyse dans L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 275-281.
[16]. H. Meschonnic, « Prosodie, poème du poème », op. cit., p. 224.
[17]. H. Meschonnic, Demain dessus demain dessous, Paris, Arfuyen, 2010.
[18]. Joëlle de Sermett, « L’adresse lyrique » dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 84.
[19]. H. Meschonnic, Critique du rythme, op. cit., p. 304.
[20]. H. Meschonnic, Critique du rythme, op. cit., p. 456 (et non 156 comme l’indique de Sermett, op. cit., p. 95).
[21]. Dans un poème plus loin, Meschonnic écrit : « c’est une conversation sans fin » (Demain dessus demain dessous, p 60).
[22]. Sur cette notion, voir C. Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, op. cit., p. 795.
[23]. Ibid. J’y reviens in fine avec la notion de divin.
[24]. C. Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, op. cit., p. 797.
[25]. Je rappelle ainsi le titre du premier livre de poèmes de Meschonnic, Dédicaces proverbes (Gallimard, « Le Chemin », 1972) dont la préface se concluait ainsi : « Comme entre dire et vivre une interaction sans privilège de l’un des termes constitue l’écriture, ainsi dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle » (p. 10).
[26]. H. Meschonnic cite M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de Philosophie, séance du 22 février 1969, p. 95.
[27]. H. Meschonnic, « Le structuralisme dans les études bibliques », PPV, p. 294.
[28]. M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 265.
[29]. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, « Points/Essais », 1990, p. 198.
[30]. Ibid., p. 409.
[31]. J. de Sermett, « L’adresse lyrique », article cité, p. 92.
[32]. Voir P. Ricœur, « Individu et identité personnelle » dans Sur l’individu, contributions de Paul Veyne, Jean-Pierre Vernant, Louis Dumont, Paul Ricoeur, Françoise Dolto, Francisco Varela et Gérard Percheron au colloque de Royaumont (1985), Seuil, 1987, p. 65-66.
[33]. P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Seuil, 1986, p. 191.
[34]. H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, op. cit., p. 152.
[35]. H. Meschonnic, Les Noms, Desclée de Brouwer, 2007, p. 128 :
Et il a pris   le livre de l’alliance……et il a lu…aux oreilles du peuple
      Et ils ont dit……tout…ce qu’a parlé Adonaï…nous ferons et nous écouterons.
[36]. H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, op. cit., p. 152.
[37]. H. Meschonnic, « Traduire le théâtre c’est traduire l’oralité » dans Traduire Lagarce. Langue, culture, imaginaire, Les Solitaires intempestifs, « Colloques année Lagarce », 2008, p. 13.
[38]. H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, op. cit., p. 28.
[39]. Ibid., p. 166.
[40]. Ibid., p. 167.