vendredi 28 novembre 2014

Poétique de la relation et didactique des réénonciations


Voici la teneur de ma communication lors de la journée d'études du 15 octobre, "paroles possibles", organisée avec mon collègue Olivier Lumbroso (voir le programme ici : http://arlap.hypotheses.org/2091 et ici la captation en ligne : http://epresence.univ-paris3.fr/7/Watch/56399.aspx)
Il s'est agi de proposer une réflexion autour de la notion de "paroles possibles" en didactique de la littérature en FLE et langues du monde. Tout d'abord, je propose une articulation possible des deux didactiques, littérature et langues du monde, puis à partir d'une lecture d'un roman de Dany Laferrière, je tente de repenser les notions d'intertextualité et d'interculturalité pour leur préférer celle de passage de voix, enfin je propose quatre tensions orientées et quatre modalités pédagogiques pour une didactique de la littérature dans le cadre d'une poétique de la relation en langues du monde.
1. Didactique de la littérature & didactique du FLE/S et des langues du monde : problématiques croisées
L’hypothèse que j’aimerais développer avec vous part de cette remarque très connue de Proust qui a écrit dans son Contre Sainte-Beuve : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux[1]. » Passons sur l'expression qui peut paraître désuète, "beaux livres", pour y entendre ce que vise Proust: les œuvres qui font œuvre (voir mon article didactique à partir de cette formule tautologique : http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2005-2-page-67.htm).
L’expérience plurilingue serait d’une certaine manière constitutive de la lecture des oeuvres littéraires puisqu'une telle lecture, celle de Flaubert pour Proust – c’est l’exemple majeur qu’il donne – nous ouvre au sentiment de l’étrangeté de la langue que nous naturalisons si facilement dès que nous parlons, écrivons, lisons. Pour aller très vite et au cœur de notre problématique : avec les meilleures œuvres littéraires, nous découvrons des paroles possibles, des possibilités de paroles qu'on ne savait pas qu'on avait, et la force de ces paroles neuves permet de reconfigurer complètement la parole commune. Proust signale avec Flaubert qu'elles nous font parler (je souligne) :
Son originalité immense, durable, presque méconnaissable, parce qu’elle s’est tellement incarnée à la langue littéraire de notre temps que nous lisons du Flaubert sous le nom d’autres écrivains sans savoir qu’ils ne font parler que comme lui, est une originalité grammaticale. (ibid. 299)
Plus qu’à révéler la puissance d’innovation linguistique d’un usage artistique, ainsi que le propose Laurent Jenny[2], lequel oppose les puristes du propre au puriste de l’altérité, c’est la force d’un appel à réénonciation ("nous faire parler") dont est porteur l’œuvre littéraire tout comme telle autre parole possible qui engage une réciprocité forte des formes de langage et des formes de vie dès que de l’étrangèreté s’introduit dans notre familier. Yves Bonnefoy écrit qu’« une grande œuvre est moins la réussite d'une personne que l'occasion qu'elle donne à d'autres de recommencer la recherche[3] ». Mais il ne s’agirait pas à proprement parler de recommencer mais de continuer : aussi les œuvres seraient-elles des moyens de paroles possibles, des leviers d’énonciation, des embrayeurs de réénonciation.
Si les œuvres font voir l'étranger (étrangèreté ?) linguistique et culturel au cœur de la discursivité, alors on comprend qu'il ne peut y avoir de didactique de la littérature sans une didactique des langues au lieu de l'associer à un monolinguisme étroit. Et, si les œuvres font parler, alors la didactique de la littérature est un levier décisif de toute didactique des langues... Malheureusement, ces implications ne vont pas de soi. Souvent, nous voyons une didactique des langues arc-boutée sur les stratégies communicationnelles reléguant les œuvres aux apprentissages supérieurs ou les mettant au service d'activités marginales-ludiques quand elles ne servent pas de documents transparents pour des apprentissages linguistiques ou culturels qui leur font perdre leur force puisque les documents ne tolèrent pas les "contre-sens" dont parle Proust...
En didactique de la littérature, non seulement le monolinguisme rabote les corpus et les méthodes mais les œuvres se voient soumises au diktat des modèle interprétatifs ou expressifs, lesquels favorisent l'applicationnisme[4] et le technicisme[5] - je pense aux schémas narratifs et autres champs lexicaux.
S'ajoutent à cette mauvaise connexion qui sépare les deux didactiques les grands partages souvent amplifiés par la tradition française : relégation du parlé voire son interdiction, dans l'oral socialisé normé, lequel se voit fonctionnalisé dans des visées parfois élitistes; trop peu d'espace donc à l'oralité pour sa considération en regard de la pluralité des expériences langagières ; manque de porosité entre les arts du langage et les pratiques discursives le plus diverses trop souvent homogénéisées (LA littérature, LE langage ordinaire...); ce qui entraîne une surdité aux variations et aux passages...
2. Passages de voix : d’un retour à l’autre
Je vais prendre un seul exemple que j’ai exploré l’année dernière avec mes étudiants en « géopoétique francophone », donc en tentant de problématiser la notion d’espaces francophones. Il s’agit du roman de Dany Lafferrière, L’énigme du retour[6]. Je me limiterai à quelques prises dans ce « roman » (désignation générique donnée en page de titre) qui relève également du diarisme (journal autobiographique d’un retour au pays natal) que de l’écriture d’un tombeau (thrène) puisqu’il s’est agi pour Laferrière d’accompagner le décès de son père mais ce tombeau pourrait s’élargir à l’enfance, à Haïti… Toutefois, plus que cette discussion générique assez vaine, ce qui semble bine plus intéressant c’est de tester la validité des notions littéraires habituelles d’intertextualité et d’interculturalité puisque le « roman » fait précisément référence à de multiples reprises au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Notions qui ne me semblent pas fonctionner ici puisqu’il s’agit certainement d’un rapport non textuel mais expérientiel et d’hétérogénéité culturelle construite dans un rapport de reprise énonciative. Il suffirait de lire le passage concernant l’ami Garibaldi (p. 38-39) vivant à Montréal qu’évoque Laferrière pour apercevoir combien les rapports interculturels sont pris dans les stéréotypes et demandent des déplacements permanents de points de vue et surtout une poétique et une politique de la relation qui défassent les termes pour que la relation s’engage vraiment… Très nettement d’ailleurs, Laferrière écrit que « l’exil du temps est plus impitoyable que celui de l’espace. / Mon enfance / me manque plus cruellement / que mon pays » (p. 73) : il défait ainsi le cliché de l’écrivain exilé qui devrait forcément pleurer ses origines… Voici donc quelques passages à lire et relire pour tenter de penser les passages de Césaire à Laferrière comme autant de reprises d’énonciation et non comme une intertextualité qui bâtirait une filiation voire une citation d’autorité. C’est l’aube (« le petit matin ») qui prime, c’est-à-dire la naissance des paroles, leur possibilité jusqu’à cette transmission improbable au neveu… Cela demande de « lents préparatifs » et surtout que « le retour » reste une « énigme »…
Epigraphe :
Au bout du petit matin… Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939.
Dédicace :
A Dany Charles, mon neveu, qui vit à Port-au-Prince.
Composition :
I. Lents préparatifs de départ (p. 11-74)
II. Le retour (p. 75-280)
Extraits :
Le coup de fil

La nouvelle coupe la nuit en deux.
L’appel téléphonique fatal
que tout homme d’âge mûr
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.
J’ai pris la route tôt ce matin ;
Sans destination.
Comme ma vie à partir de maintenant.
Je m’arrête en chemin pour déjeuner.
Des œufs au bacon, du pain grillé et un café brûlant.
M’assois près de la fenêtre.
Piquant soleil qui me réchauffe la joue droite.
Coup d’œil distrait sur le journal.
Image sanglante d’un accident de la route.
On vend la mort anonyme en Amérique.
Je regarde la serveuse
circuler entre les tables.
Toute affairée.
La nuque en sueur.
La radio passe cette chanson western
qui raconte l’histoire d’un cow-boy
malheureux en amour.
La serveuse a une fleur rouge tatouée
sur l’épaule droite.
Elle se retourne et me fait un triste sourire.
Je laisse le pourboire sur le journal
à côté de la tasse de café froid.
En allant vers la voiture je tente d’imaginer
la solitude d’un homme face à la mort
dans un lit d’hôpital d’un pays étranger.
« La mort expire dans une blanche mare de silence »,
écrit le jeune poète martiniquais Aimé Césaire
en 1938.
Que peut-on savoir de l’exil et de la mort
quand on a à peine vingt-cinq ans ?
Je reprends l’autoroute 40.
(p. 13-14)
Du bon usage du sommeil

Je suis rentré tard dans la nuit.
J’ai fait couler un bain.
Je me sens toujours à mon aise dans l’eau.
Un animal aquatique – je le sais.
Par terre, le recueil gondolé de Césaire.
Je m’essuie les mains avant de l’ouvrir.
(p. 20)
L’exil
La  nuque d’un lecteur debout au fond.
Son profil gauche.
Mâchoire serrée.
Concentration massive.
Il s’apprête à changer de siècle.
Là, sous mes yeux.
Sans bruit.
J’ai toujours pensé
que c’était le livre qui franchissait
les siècles pour parvenir jusqu’à nous.
Jusqu’à ce que je comprenne
en voyant cet homme
que c’est le lecteur qui fait le déplacement.
Ne nous fions pas trop à cet objet couvert de signes
que nous tenons en main
et qui n’est là que pour témoigner
que le voyage a eu lieu.
(p. 30-31)
Le seul endroit où je me sens parfaitement chez moi c’est dans cette eau brûlante qui achève de me ramollir les os. La bouteille de rhum à portée de main, jamais trop loin du recueil de poèmes de Césaire. J’alterne chaque gorgée de rhum avec une page du Cahier jusqu’à ce que le livre glisse sur le plancher. Tout se passe au ralenti. Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père. Le même sourire fané et cette façon de se croiser les jambes qui rappelle les dandys d’après guerre.
(p. 32)
Un poète nommé Césaire
Je voyage toujours avec le recueil de poèmes de Césaire. Je l’avais trouvé bien fade à la première lecture, il y a près de quarante ans. Un ami me l’avait prêté. Cela me semble aujourd’hui étrange que j’aie pu lire ça à quinze ans. Je ne comprenais pas l’engouement que ce livre avait pu susciter chez les jeunes antillais. Je voyais bien que c’était l’œuvre d’un homme intelligent traversé par une terrible colère. Je percevais ses mâchoires serrées et ses yeux voilés de larmes. Je voyais tout cela, mais pas la poésie. Ce texte me semblait trop prosaïque. Trop nu. Et là, cette nuit, que je vais enfin vers mon père, tout à coup je distingue l’ombre de Césaire derrière les mots. Et je vois bien là où il a dépassé sa colère pour découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. Les images percutantes de Césaire dansent maintenant sous mes yeux. Et cette lancinante rage tient plus du désir de vivre dans la dignité que de vouloir dénoncer le colonialisme. Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père. (p. 57-58)
 Quelles paroles possibles dans ce court chapitre ? Des paroles qui font passage : passage de voix. Un livre oublié comme un don aveugle, celui d’une jeune fille qui elle s’est donnée à celui qui l’attendait ; puis d’un autre oubli, restes d’une valise : une lettre maternelle pour l’aller et un livre pour le retour ; des voix mêlés pour dire la mort du père ; un ami qui partage la même condition générationnelle ; l’histoire de ce livre dont il a été question lu depuis longtemps mais sans sentir l’ombre de son auteur alors que maintenant, dit le narrateur, « le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père »… Elu récemment à l’académie française, Dany Laferrière, l’auteur de ce livre, L’énigme du retour, souligne qu’il n’y a pas de littérature qui tienne ou plutôt d’œuvre qui fasse œuvre sans que la relation de vie n’y soit engagée au plus fort de ce qui fait le sens même de la vie. Plus précisément, ici c’est la superposition du père qui vient de mourir et d’Aimé Césaire, ce poète tutélaire, non pour les confondre mais pour les lier à la vie à la mort dans l’expérience singulière du fils-lecteur-écrivain haïtien vivant à Montréal, revenant à Port-au-Prince… Pour les associer suite à une expérience multiple où la littérature se voit mise au bain de la vie – comme on plonge le papier photographique pour voir apparaître un visage, une voix, un corps, un corps-langage. Le narrateur écrit quelques pages plus tôt : « Le seul endroit où je me sens parfaitement chez moi c’est dans cette eau brûlante qui achève de me ramollir les os. La bouteille de rhum à portée de main, jamais trop loin du recueil de poèmes de Césaire. J’alterne chaque gorgée de rhum avec une page du Cahier jusqu’à ce que le livre glisse sur le plancher. Tout se passe au ralenti. Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père. Le même sourire fané et cette façon de se croiser les jambes qui rappelle les dandys d’après guerre » (p. 32). La littérature est à situer précisément là où Laferrière la trouve, c’est-à-dire l’écrit : dans ce livre, tombeau du père, tout s’engage dans l’invention relationnelle du père au fils, de celui-ci à son neveu, du Nord, Montréal, au Sud, Port-au-Prince, en passant par New York. Ces passages de voix qui résonnent avec celles des femmes, la mère, la sœur et beaucoup d’autres. Parce que les voix se mêlent, grandes et petites, père et Césaire… Laferrière en raconteur ouvre à l’oralité d’un vivre ensemble qui fait monde. Il faudrait alors lire la fin du livre (p. 279) : « Ce n’est plus l’hiver. / Ce n’est plus l’été. / Ce n’est plus le nord. / Ce n’est plus le sud. La vie sphérique, enfin »…
Les paroles possibles sont d’abord des passages de paroles. Il s’ensuit qu’un apprentissage des langues demande des reprises de paroles qui peuvent passer non seulement d’une langue à l’autre mais d’une vie à l’autre, comme invention d’un sujet qu’on ne se connaissait pas : avec ce paradoxe que ces paroles possibles seraient celles  d’un « temps enfin revenu ». C’est l’énigme d’un retour de vie et donc de voix que seules les œuvres de paroles permettent.
Le cahier de Laferrière semble certes plus dilettante que le chant tendu de Césaire mais n’est-il pas plus juste dans ses circonstances, dans sa situation et donc ne poursuit-il pas alors l’invention d’un petit matin pour que le retour soit toujours une énigme à partager, à réénoncer plutôt qu’une vérité à réduire à un message qui alors s’exonérerait de toute relation. C’est que Laferrière fait tenir ensemble lire, écrire et vivre jusqu’à relire et relier : il invite et même demande que « le trajet critique »[7] se poursuive… même dans le sommeil car, comme l’écrivait Proust, c’est cette magie qu’il s’agit de ne pas arrêter : « l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence[8] ».
3. Pour des réénonciations continuées en didactique de la littérature
Il semble alors nécessaire de viser trois objectifs concomitants pour qu’en didactique des langues et singulièrement en didactique du français langue étrangère ou seconde, une poétique de la relation ouvre à des histoires de voix quand trop souvent les politiques et les expériences linguistiques se voient homogénéisées dans des impositions de voix si ce n’est instrumentalisées dans la condition des sans-voix – ce qui est un comble pour qui veut apprendre une langue et partager une culture :
  1. Penser une didactique du continuum parler, lire, écrire par le dire et donc par la voix parce que la didactique souffre des pensées du discontinu, du fragmentaire, du saupoudrage, du manque d’orientation fondamentale, et des traditionnelles dichotomies (langue/lettres ; communication/expression ; oral/écrit ; populaire/savant ; contemporain/patrimoine…) ;
  2. Poser que « le temps est venu des arts du langage[9] » comme écoute et pratique vocales parce qu’une anthropologie et une linguistique de la parole ne peuvent que rendre à celle-ci ce que l’histoire spécifique du français en France a trop réprimé, séparé et reporté sur les autres en accumulant les stigmatisations ;
  3. Transformer l’enseignement de la littérature en enseignement des œuvres à l’œuvre comme levier de multiples cultures langagières fortes d’oralité, lesquelles constituent la condition sine qua non d’un enseignement efficace et ouvert du français dans et par un plurilinguisme bien compris : paroles des apprenants et des professeurs possibles dans et par l’énonciation continuée des œuvres.
La recherche en cours se doit d’associer des enquêtes et des comptes rendus d’expériences (performatives et réflexives) du dire à des théorisations d’une gestualité du dire en théorie du langage et en didactique des langues et des cultures observant comment on peut passer :
-       des applications aux interactions ; loin d’une conception applicationniste, l’articulation n’est pas ante ni post mais au cœur des réénonciations comme processus de conceptualisation sous la forme d’essais où pratiques et théories s’associent ;
-       des compétences aux voix ; on ne peut concevoir une didactique, pas plus une théorie, qui partirait de notion ou compétence arrêtées avant quelque essai de voix dans et par les œuvres continuées en réénonciations ;
-       des progressions aux parcours ; tant les didactiques que les théories se conçoivent généralement en progression assurées de leurs termes (notions comme repères) sans considération des points de vue, passages et reprises qui ouvrent à des relations, non seulement des échanges mais des racontages comme passages d’expériences-relations
-       des maîtrises aux essais ; la didactique sans la poétique se confine dans la visée de la maîtrise et la poétique sans la didactique pourrait réduire toute expérience à l’impossibilité de la maîtrise quand il s’agit de concevoir des reprises de lecture-écriture qui ouvrent à des essais de réénonciations où chacun fait œuvre avec les œuvres – personne d’autre ne pouvant faire à sa place ce travail d’historicisation qui engage la transsubjectivation infinie qu’ouvre une œuvre
Quelques lignes de pratique réflexive pour la classe avec la voix :
1. raconter sa lecture non pour la vérifier mais pour la construire à sa manière : anthologies, citations montées, parcours explicitées, échelles lexicales hiérarchisées… autant de manières de traverser une œuvre dans les conditions de ses lectures ;
2. vivre sa lecture non pour rendre un texte expressif ou exprimer ce que le texte retiendrait mais pour vivre au plus présent le présent du texte, sa voix : petits essais de scènes de voix et autres re-citations pour que les gestes et les phrasés s’entendent et se voient par corps ;
3. écrire sa lecture non pour évaluer des connaissances mais pour organiser les connaissances construites dans et par la lecture sous la forme de courts documentaires ou comptes rendus de parcours littéraire ;
4. poursuivre sa lecture en écriture continuée dans les voix qu’on masque pour entendre sa voix ou ses voix .
On aura compris qu’il s’agit d’associer ces deux mouvements : vivre la littérature change la didactique des langues et penser la didactique des langues change la littérature. Mais on est toujours au commencement d’apprendre comme l’écrit Henri Meschonnic[10] :
peut-être on commence à dire
ce qui passe de corps en corps
quand on arrive à entendre
les voix qui parlent seulement
dans les silences de notre voix
les intervalles entre les coups du cœur
ne sont pas vides
les intervalles entre les mots ne sont pas des blancs
ce sont des presque mots
des
presque gestes
du plus que se taire
et du moins que dire
à l’intérieur des lettres
d’autres lettres
à l’intérieur du corps
nos autres corps
comme une langue
à chaque fois différente
que nous sommes toujours
au commencement d’apprendre

[1] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 299.
[2] Laurent Jenny, « La langue, le même et l’autre », Fabula-LhT, n° , « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/Jenny.html, page consultée le 13 octobre 2014.
[3] « Lever les yeux de son livre », dans la Lecture, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 37 (printemps 1988), p. 9-19. La citation est à la page 14
[4] Voir Jean-Louis Chiss, Jacques David, Yves Reuter, Didactique du français: Fondements d'une discipline, De Boeck, 2008, p. 128.
[5] Patrick Anderson, ‪La didactique des langues étrangères à l'épreuve du sujet, Presses universitaires Franc-Comtoises, Besançon, 1999, p. 43 et suivantes
[6] Dany Laferrière, L’énigme du retour (2009), Librairie générale française, « Le livre de poche », 2011.
[7] Jean Starobinski écrivait qu’il n’est pas de notion à laquelle (il) tienne plus que celle de trajet critique » (dans La Relation critique, Gallimard, 1970, p. 34.
[8] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., 1987-1989, t. 1,  p. 87.
[9] Siouffi Gilles, « Du sentiment de la langue aux arts du langage »,
 Ela. Études de linguistique appliquée, 2007/3 n° 147, p. 265-276. Disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-ela-2007-3-page-265.htm
[10] Nous le passage, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 31-33.

vendredi 31 octobre 2014

Bras dessus bras dessous. Groethuysen et Fargue

« Bras dessus bras dessous. Groethuysen et Fargue », Ludions Bulletin de la Société des Lecteurs de Léon-Paul Fargue n° 14, 2014, p. 272-273.

mardi 21 octobre 2014

je volubile ton dire silencieux

« je volubile ton dire silencieux », AKA n° 4, n. p. (cinq pages)    

Serge Ritman

je volubile ton dire silencieux
(racontage)

                                                pour les « chercheurs à la peau tendre* »

d’abord :

c’est le saisir qui ouvre
ou c’est fermer
quand au début on dit
on dit rien mais
tiens je te
main en main
ou c’est la bouche
et les yeux au loin
sidérant les yeux
comme si le ciel

c’est le saisir qui retient

alors ça coule ailleurs
comme des larmes ou
l’eau en fuite
un cœur  pleure
sans le dire seul

des croix ou des Mantegna tout allongés
pour rien mesurer mais
considérer
je me tais et t’offre
à qui veut des ruines au point
du jour
nos constellations


ensuite :

une confusion en foison
sans ta boucle
naissante et je t’appelle
sous les mots ou paronomases

rien que du destin
des tresses au bout des histoires
tu me racontes

au milieu du bleu
une buée de parenthèses
tu ouvres nos bégaiements

sous ta jouissance je perds
ma respiration tu me meurs
dans tes cris tous mes discours
se perdent
et je bois ta marée haute

des heures disparues
tu pèses je range en lignes
ce paradis de poussière
à ne jamais te choisir
puisque je disparais dans tes
assonances

tu cites des points de départ
et tu tournes autour
des déliés ces liaisons

peut-être même que
les doigts saignent comme
ta bouche avale
ma langue coupée
avec tout ce que je n’ai
plus à dire

tes volutes d’écritures
mes débuts d’effacement
car c’est nous sommes
des débutants qui s’efface
ou l’usure alors
sauf si sans fin tu répètes
une ritournelle le pompon
du recommence refais-le
c’est ton tour et je tourne
autour d’un brise-glace
au tableau noir cette craie
crisse un commence dans la fente
de nos peaux rouges

enfin :

si c’est Chassiron le phare
de nos amers où ça coupe dans les histoires
de voix perdues
en vacillements de bouche en bouche
alors le jour lève le vent
de nos ailes ou les fées racontent quoi

tu sais me rejoindre
sans jamais ouvrir
les yeux nous voguons sur
une mer et des vagues sans cesser
nos mains sinuent en silence
les blancheurs des clartés
dans l’écume de ton sel
j’échoue en coque rouillée

sur tes cartes
marines de nos pays bas
et autres contes qui montent
jusqu’à dire encore
aux naufrages de ton bras
pour compter les larmes
ces petits ronds qui chassent
un reflet de croyance

ta nudité au fond
de l’œil qui luit
tu fais ma nuit

et si j’écrivais que ta fente
me coupe en deux
tes doigts caressent les pointillés
de toutes les émasculations
je dessine aussi ici
tes seins
alors nous crions fort
l’un dans l’autre renversés
toutes les images s’effacent
nous vivons contre
toutes les tortures des siècles
et des siècles


the end of THE END of the end :

dans le tournant sans parapet
entre Gaza et Castellane
où c’est dans un nu bleu à Antibes
contre les signes
à la vie à la mort d’en jamais
finir nos commencements
quand un argument tue
les regards pour
s’oublier

j’ai pissé dans le tournant
tout mon vertige
t’emporte
un adieu c’est ton rêve
qui m’écrit sans voix
les enfants meurent chaque
jour sous les bombes de satisfaction
j’ai pissé
pour rire pas comme
il faut de nos erreurs et
tu danses dans les silences
de ma voix qui attend

the end of THE END of the end


ante-post-scriptum :

les paroles avec leurs silences et tous leurs gestes devraient non pas rester en enfance mais poursuivre leur naissance d’enfance cette innocence qui prend au mot c’est-à-dire au corps à l’élan à l’aveuglement vertigineux de ne pas savoir mais d’aimer sans compter parce que le jour est comme l’air enivrant le trop de l’oubli actif découvrant ici l’ailleurs d’être
les poèmes hésitent et il faudrait qu’ils rient de ces poursuites qui se cassent la gueule autant de défis à cette permanence culturelle des assis de la poésie ceux qui savent trop bien où ils en sont et avec qui je viendrai au fond de la salle des prix de fin d’année pour toujours repartir bredouille avec dans mon dos une marque au fer rouge que le poème ne cesse de creuser : de l’air


post-scriptum :

et ma bouche ne cesse de se faire entendre quand tes lèvres embrassent ce feu dans mon dos alors tu me renverses toute retenue dans ma volubilité
à toutes profondeurs**





*Berlinde De Bruykere
**Nicolas de Staël