lundi 30 décembre 2013

Paroles rencontres Ouvrir les archives « Henri Meschonnic »

(dir.) Paroles rencontres Ouvrir les archives « Henri Meschonnic », coll. « Résonance générale >> essais pour la poétique », Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, 2013, 192 p.





RECENSIONS :
Un compte rendu par Sandrine Bedouret:


         Ce sixième volume de la collection d’Essais pour la poétique dirigée par Serge Martin réunit les actes du colloque « Paroles rencontres, ouvrir les archives Henri Meschonnic » qui s’est tenu à l’Abbaye d’Ardenne, près de Caen, en collaboration avec l’IMEC les 28 et 29 mars 2012. Ce recueil porte différents éclairages sur la pensée d’Henri Meschonnic, en s’intéressant aux concepts-clés qui ont marqué à la fois une théorie du rythme qui s’inscrit dans une poétique, son travail de poète, toujours soucieux de vivifier le langage, et son activité de traducteur, activité pratique et théorique puisqu’Henri Meschonnic a renouvelé les théories de la traduction de ces dernières décennies. Le colloque s’est organisé en trois moments forts : d’abord s’est posée la question du politique, là où politique et théorie du langage sont engagées dans la plus forte interaction. Un second moment est consacré au continu entre l’activité poétique et l’activité théoricienne. Enfin le troisième moment ouvre la réflexion sur la question des langues et plus précisément pose la théorie du langage comme une pensée de la traduction. Nous proposons un regroupement des articles en fonction des concepts qui nous paraissent fondateurs de cette pensée.

1)     Une théorie politique du langage pensée par l’historicité et le rythme.

Nous résumons ici les trois premiers articles consacrés à la réflexion politique.

Dans « Théorie du langage et histoire : Meschonnic politique », Jean-Louis Chiss montre que le politique se pense avec les concepts de la poétique comme anthropologie historique du langage : l’historicité, la spécificité, le discours et l’individuation. En ce sens, Meschonnic se situe à l’opposé de Chomsky qui affirme qu’il n’y a aucun lien entre son activité politique et son analyse de l’idéologie. Au nom de la liberté d’expression, Chomsky préface ainsi Faurisson. Henri Meschonnic a le premier proposé une relation entre la théorie et la politique de Chomsky afin de dégager « une politique de la théorie du langage » et « une politique générative ». La théorie chomskyenne du « locuteur auditeur-idéal » dans une communauté linguistique homogène implique des positions politiques qui relèveraient du citoyen confronté à l’État, l’Impérialisme ou le Capitalisme. Chomsky cautionne le glissement de l’acceptabilité linguistique vers un «(in)acceptable » idéologique. Si Meschonnic n’a jamais écrit de livre sur Chomsky, il en a écrit deux sur Heidegger, s’interrogeant sur l’indiscutable fascination qu’exerçait le philosophe, et « son obscure complexité », qui a partie liée avec l’origine, la méditation sur les Présocratiques, qui consonne avec l’aversion pour la modernité. Chez Meschonnic, la mise au jour de l’enchaînement des essentialisations et des comparaisons montre que l’absence du sens du langage est consubstantielle à l’essentialisme négationniste  qui se fait dans et au travers du langage.
Diógenes Céspedes, confronte les concepts de rythme et de hasard dans les œuvres d’Albert Camus et de Henri Meschonnic, dans « Le rythme et le hasard : Henri Meschonnic et Albert Camus ». A. Camus définit hasard non plus comme le « destin », en métaphysique, mais comme l’arbitraire même. Il est inséparable de l’absurde, dans le système poétique de Camus, ce dernier jouant le rôle du signifiant dont hasard serait le signifié. D. Céspedes fait de ces concepts « des discours contraires à ceux de la transcendance et du sacré, qui ont été fabriqués par des sujets historiques dont la finalité orientée est l’invention des mythes destinés à assurer et à justifier aux sujets l’existence d’un Univers créé par une puissance surnaturelle qui va nous juger » (p. 29). Ces concepts rejoignent le concept de rythme de Meschonnic dans le sens où les deux auteurs resémantisent des concepts. Hérité de Benveniste, « rythme » devient nouveau parce qu’ « il est radicalement politique, étant donné les rapports indissociables, pour la poétique de Meschonnic entre les théories du sujet et du langage, du poème et de l’histoire de l’État et du social et de la traduction et de l’individu. »
Dans « Réflexions d’un historien sur la notion de rythme », Jean-Claude Schmitt exprime sa fascination pour le travail interdisciplinaire de Meschonnic, qui a su atteindre à une totalité en croisant linguistique, littérature, psychanalyse et philosophie. Tout s’interpénètre, s’imbrique, selon une caractéristique propre aux rythmes. J.-C. Schmitt propose alors de revenir sur ce concept de son origine qui le différencie de rime, jusqu’aux champs épistémologiques modernes, où rythme est devenu un concept incontournable en sociologie et en ethnologie. L’histoire des rythmes s’ouvre alors à une conception en partie renouvelée des rythmes de l’histoire, là où les sociétés humaines connaissent une échelle des temps diversifiés et non synchrones.

2)     Le sujet poétique : pratiques et théories.

Nous avons regroupé dans cette partie 7 interventions très différentes qui posent la question du sujet soit par l’écriture poétique, soit par l’écriture théorique, les deux interagissant dans la pensée féconde d’Henri Meschonnic.
Daniel Delas, dans « Derniers poèmes », relit les derniers poèmes d’Henri Meschonnic, tout en rappelant qu’ « ils archivent le monde avec la conviction forte que la bonne activité critique tient sa force de l’ouverture au monde, du consentement au monde ». Le sujet se dématérialise dans une diffraction extérieur-intérieur, ouvert-fermé, où le présent est exprimé avec force. Ce « je-ici-maintenant » se lit dans un panrythmisme et le rythme est l’ordre de la vie du monde.
Anne Gourio étudie le motif de la pierre dans « L’inscription, la voix dans Combien de noms ». Ce recueil tend à atténuer le fracas de la modernité en le projetant sur une toile de fond silencieuse qui permet de repenser l’historicité dans son rapport à l’immémorial. Il s’agit de dépasser l’opposition oral / écrit, alors que dans la pierre s’inscrit, se grave la parole. Ainsi Combien de noms dresse un ensemble de stèles funéraires ; la pierre représente à la fois le support figé de la mémoire passée et le support imaginaire d’une mémoire vive, incessamment relancée dans et par le sujet. Les pierres deviennent vivantes. Cette poétique des inscriptions illocutoires se met au service d’une anamnèse. C’est une mémoire ajourée, évidée par l’oubli qui surgit de la pierre et se lève entre les mots. H. Meschonnic a effacé des toponymes, des figures familiales des premiers manuscrits, pour que par le sujet, se creuse le monument anonyme. Ce recueil doit enfin se lire comme une réécriture de l’exode du texte biblique, dont le titre fait écho à la traduction meschonicienne.
Donatienne Woerly revient sur cette question de l’anonymat pour montrer « un sujet poétique en mouvement ». Elle montre ainsi que la continuité je-on a bien lieu dans le sujet pour aboutir à une réalisation individuelle de la langue. L’écriture impersonnelle est identifiable dans Dédicaces Proverbes, où les proverbes, phraséologies et énoncés gnomiques sont une manière d’inscrire le collectif dans le singulier, essentiellement par le pronom tu. Ces éléments tendent, de plus, à créer des matrices rythmiques et à faire entendre des proverbes là où il n’y en a pas. Mais dans les recueils suivants, la recherche du sujet poétique passe par d’autres moyens. Il devient parabole des autres sujets et le poème peut dire cette extension, ce partage infini de la subjectivité qui se dit comme métamorphose continuelle.
Dans « Néologismes et jeux de langage dans les poèmes d’Henri Meschonnic », Marcella Leopizzi souligne la créativité lexicale et discursive d’Henri Meschonnnic. Elle pointe de nombreuses créations liées à la traduction, mais aussi quelques déplacements syntaxiques, notamment dans l’utilisation des pronoms, et les néologismes propres à la conceptualisation du langage. Ainsi la conceptualisation de l’oralité du poème est liée au ta’am hébreu, qui renvoie au goût de ce que l’on a dans la bouche. Cela justifie les néologismes « ta’amiser », « ta’amisation ». Marcella Leopizzi refait un point sur ces termes forts de la pensée meschonicienne, « moderne » par rapport à « contemporain », « historicité » par rapport à « historicisme », « polytope » au-delà de « l’utopie », et certains noms composés. Henri Meschonnic aimait ainsi à pratiquer un type d’écriture insolite et original.
Serge Martin propose alors une relecture de Critique du rythme par le concept de voix : « Voix et relation : la prose en action d’Henri Meschonnic ». Il y étudie les différents titres auxquels le théoricien avait pensé, de manière à ce que les notions de « poème, vers, prose » constituent des catégories à intégrer dans la critique du rythme. H. Meschonnic était fasciné par la prose de Pasternak, qu’il avait traduite, prose par laquelle s’affirme la nécessité de faire passer du vivant. Dans cet ouvrage théorique, H. Meschonnic était avant tout soucieux de composer une prose en action de son écriture, au plus près de l’expérience de pensée. La voix-relation souligne l’importance de l’oralité comme « rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours ». La reprise d’oralité est une reprise d’epos au sens de parole ou de racontage, expérience partagée de bouche en bouche, telle que W. Benjamin l’évoque dans Le Conteur. Cette voix-relation permet l’avènement de la forme-sujet comme passage, comme production toujours « en cours ».
Le concept de « sujet » reste un concept fort de la pensée meschonicienne que Joëlle Zask explore dans « Le sujet c’est le moderne ». Ainsi compare-t-elle l’utilisation de ce concept dans différents domaines des sciences humaines. Contrairement au sujet philosophique, esthétique ou juridique, le « sujet » désigne l’être qui réalise l’histoire d’une subjectivation perpétuelle grâce au fait qu’il entre en relation avec des choses extérieures et d’autres sujets. Le sujet advient dans l’expérience de se confronter aux effets imprévisibles de ses propres activités et de découvrir ainsi de nouvelles formes de subjectivation. Ainsi le sujet n’est-il pas réservé aux œuvres d’art et aux artistes. Le sujet est l’ordinaire, il est historicité. L’organisation d’un sujet et celle de son environnement paraissent relatives l’une à l’autre et en continuité. Le sujet transforme le langage et l’histoire en même temps qu’il est transformé par eux.
Enfin James Underhill traite de la question du sujet dans le cadre d’une anthropologie : « Anthropologie linguistique ou ʺLinguistic Anthropologyʺ : le sujet transformateur de langage ». Il définit ainsi l’anthropologie linguistique « entre » les modes de percevoir. Humboldt a servi d’impulsion à la théorie de Meschonnic. Chez les deux auteurs traducteurs, il y a une célébration de la langue. Ils essayaient de reconstituer des textes et de se faire une idée de ce que sont la langue, un monde, des mondes. Le sujet linguistique n’a de réalité que dans et par la langue et ce qu’il comprend du monde ou ne comprend pas se cristallise dans le partage et le devenir avec l’autre. Le langage est bien perçu comme une construction du monde, donc dans un rapport politique. Le travail sur l’idéologie comme ses traductions font partie du projet politique de résistance du sujet du langage à l’effacement d’un discours et à l’assimilation du texte dans un projet politico-religieux figé. Apprendre une autre langue constitue bien un défi, celui d’entrer dans un autre monde, sans que l’on puisse se départir de ses schèmes de pensée. L’anthropologie linguistique permet de repenser un projet qui devient : comment cerner la manière dont le sens du langage se développe dans chaque langue ? Quel est le mode par lequel le langage s’approprie le monde et ouvre le monde aux locuteurs d’une langue ? L’ethnolinguistique peut ainsi se propulser dans l’avenir à partir d’Humboldt et du « Wechselwirkung », par Sapir et Whorf et le « patterning », par Meschonnic, dont la pensée continue à nous travailler, quand nous l’abordons.
La question du sujet poétique trouve également implications et applications dans une théorie de la traduction.

3)     Une théorie de la traduction ouverte

Cinq articles montrent la richesse de la réflexion meschonicienne dans le domaine de la traduction.

Dans son article « Traduire : pensée du langage, culture et innovation », Marko Pajević se demande : « comment la pensée du langage, la poétique au sens de Meschonnic, éclaire-t-elle les rapports entre la culture et le langage en vue de la traduction, et, en corollaire, quelle part relève de l’innovation dans une traduction ? ». Il distingue la traduction technique de la littérature ; dans l’une, il faut faire passer l’information ; dans l’autre, il faut faire passer autre chose puisque la littérature est par définition ce qui ne communique pas simplement des choses connues, mais qui crée des nouvelles prises de conscience dans le processus de formulation, et par ce processus même. La traduction littéraire devrait faire dans la langue de traduction ce qu’elle fait dans sa langue d’origine. Or, il s’avère bien difficile de prendre en compte l’altérité. Celle-ci s’inscrit dans une culture, processus dynamique qui agit. La traduction serait invention de discours si ce qu’elle traduit l’est. La « domestication » d’un texte étranger indique un manque d’intérêt vis-à-vis de l’autre culture, mais aussi de la littérature et de ce qu’elle fait sur les lecteurs. M. Pajević compare alors le travail de Venuti et celui de Meschonnic et illustre celui-ci par un travail de traduction sur les premières lignes d’Être singulier pluriel de Jean-Luc Nancy.
La traduction de La Bible constitue un moment fort de la mise en pratique de la traduction et Claire Placial revient sur le ta’am, dans « Le goût de La Bible Henri Meschonnic et la traduction des accents rythmiques hébreux ». Les te’amim (accents) ont été introduits entre le VIe et le IXe siècle, pour fixer une longue tradition orale. Conjonctifs ou disjonctifs, ils jouent le rôle dévolu à la ponctuation. C. Placial montre ensuite par des exemples de versets comment la rythmique fonctionne sur une hiérarchie de pauses sensibles à l’oreille. Mais la critique biblique occidentale et surtout chrétienne les a négligés, ce qui est le signe d’une perte du goût juif, les te’amim indiquant la façon tout à fait particulière dont cette prosodie marque l’oralité hébraïque. D’autres traducteurs ont cherché à rendre ces accents mais Henri Meschonnic est le seul à avoir fait des te’amim le fondement d’une poétique de la traduction biblique, et à avoir créé un système qui repose sur des blancs, justifié et expliqué dans la Préface aux Cinq Rouleaux. Ce travail n’a pu qu’influencer les générations suivantes.
Marie Vrinat-Nikolov se demande ce que « l’on traduit quand on traduit ». Elle établit que Meshonnic et sa théorie de la traduction ont su s’imposer dans le champ intellectuel. Quelques principes semblent définitivement acquis : la nécessité d’aller de la théorie vers la pratique et de la pratique vers la théorie. On traduit « le continu corps-langage, c’est alors l’enchaînement des rythmes de position, d’attaque ou de finale, d’inclusion, de conjonction, de rupture, de répétition lexicale, de répétition syntaxique, de série prosodique, c’est donc une sémantique sérielle », il n’y a pas d’opposition entre sourcier et cibliste et la prise en compte de l’altérité et de l’historicité vont de pair.
Patrick Maurus s’interroge sur la même question mais répond en construisant un dialogue entre Claude Duchet et Henri Meschonnic. Il s’appuie sur un exemple donné de traduction chinoise. La poésie chinoise est prétendue intraduisible et Meschonnic a défendu le contraire. Mais les traductions ont tendance à oublier la matérialité du signe chinois. Se pose alors la question de la valeur que la sociocritique jauge autrement, par la socialité, alors que valeur et cohérence rythmique peuvent et doivent se penser ensemble pour atteindre à une intensité.
Enfin, dans son article « La poétique du traduire plus que la littérature : pourquoi et comment ? », Jaeryong Cho nous donne à lire un entretien, à une voix, inachevé avec Henri Meschonnic, « pour continuer à parler avec et à penser avec » lui. L’article brasse une série de questions et remarques sur les différentes théories et pratiques de la traduction. Ainsi J. Cho se demande pourquoi tous les enjeux de la littérature et de la culture se concentrent en particulier sur le traduire. Il se demande si le traduire possède une spécificité qui mène à la révélation de problèmes épistémologiques. Il rappelle alors que la traduction est pensée comme objet propre de la poétique, autrement dit davantage comme recherche de la spécificité d’écriture au sein de la pratique. Il fait alors un état des lieux avec Antoine Berman et son concept de « critique positive », pose un regard critique sur la traduction de Paul Ricœur, sur la position de Derrida, après Benjamin et Heidegger. Il revient sur la sémiotique des années 60 et la position de l’ESIT qui consiste à ne pas déverbaliser le texte de départ mais le décentraliser, et à englober la littérature dans l’application théorique sur l’effet. L’intérêt de la théorie meschonicienne est de s’inscrire dans une réflexion globale sur le langage, comme l’ont fait Saussure, Humboldt, Benveniste, dont on a pu éclairer la pensée grâce à la publication récente des derniers manuscrits.

Ce recueil d’articles montre combien la pensée de Meschonnic est une pensée globale, élaborée sur une anthropologie du langage, qui construit une théorie, en se nourrissant de pratiques d’écriture variées, que ce soit le poème, la traduction, ou des écrits plus universitaires. Les concepts qu’il a polarisés permettent de construire une vision d’ensemble. Cet ouvrage constitue donc un diptyque avec le numéro d’Europe consacré à Henri Meschonnic. Par ailleurs, il privilégie le « work in progress » par des incursions fréquentes dans les manuscrits du poète-traducteur-théoricien. Ce travail de génétique des textes montre combien toutes les activités étaient reliées et combien le lexique se charge – au sens physique d’électricité – de ces réseaux et cheminements de pensée, d’oralité donc d’écriture. Ces actes proposent donc un nouvel éclairage sur une pensée difficile à cerner dans sa complexité, que le morcellement risquerait d’appauvrir, mais que la variété des points de vue tend à mettre en valeur.

Sandrine Bedouret


Bruno Thibault dans Nouvelles études francophones, revue du Conseil International d'Etudes francophones, volume 29, n° 2, automne 2014, p. 200-201.




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