dimanche 15 décembre 2013

La voix dans Capitale de la douleur de Paul Eluard

« La voix du poème-relation entre liberté d’allure et altière facilité » dans Benoît Conort (dir.), Lectures de Paul Eluard Capitale de la douleur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 125-141.


Capitale de la douleur : la voix du poème-relation entre liberté d’allure et altière facilité

Le soir est-il possible
Pour réduire mes rêves
Capitale
Ma capitale minuscule
J'ai convaincu les couleurs d'imposture
Ma capitale féminine
Aux frontières du corps humain
J'accepte le danger d'être amoureux je vis.

Paul Eluard1


On ne peut lire Capitale de la douleur aujourd’hui comme en 1926. Ce livre de poèmes reprend deux livres antérieurs : Répétitions publié par la maison d'édition Au Sans-Pareil en 1922 avec des dessins de Max Ernst et Mourir de ne pas mourir paru en 1924 dans la collection « Une œuvre, un portrait » dirigée par Jean Paulhan chez Gallimard, avec le portrait de l’auteur par le même Max Ernst (OC1, 1370-1371). Paul Eluard ajoute à ces deux ensembles les Nouveaux poèmes dédiés à « G[ala] », qui constituent le troisième mouvement de ce nouveau livre. Cette seconde publication d’Eluard chez Gallimard fera l'objet d'un retirage en 1946 et surtout d'une reprise par l'éditeur, avec L’Amour la poésie, d’abord en 1964 dans la collection « Soleil » avant d’inaugurer en 1966, avec une préface d'André Pieyre de Mandiargues, la collection de poche « Poésie », devenue depuis lors incontournable2. Certes, Eluard n’est pas l’auteur de ce regroupement mais son activité dans le champ poétique, littéraire et culturel, recommence significativement avec Capitale de la douleur suivi de L’amour la poésie en modifiant quelque peu l'image du poète de « Liberté3 ». Qu'on ne se trompe pas : il n'y a pas deux Eluard. La « poésie ininterrompue » d'Eluard n'est pas assignable à une posture ou à une rhétorique qu'on pourrait décliner par périodes. Elle recommence de partout. Dans un de ses derniers livres, Le Phénix (1951), il écrit : « Je suis un étrange animal Mes oreilles te parlent Ma voix t'écoute et te comprend » (OC2, 426). J'aimerais ici accompagner cet « étrange animal ».

Capitale de la douleur, L'amour la poésie : le poème-relation ininterrompu

En sus des arguments qui tiennent aux politiques éditoriales ou aux regroupements critiques, Eluard lui-même, avant que ne paraisse chez Gallimard L’amour la poésie en 1929, ajouta un prière d’insérer au livre publié à la fin de l’année 1926 par Les Cahiers du Sud, Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine, dont il nous faut évoquer la teneur. On retient généralement la tripartition générique (« rêves, textes surréalistes et poèmes », OC1, 1387) proposée par l’auteur pour les textes regroupés dans ce livre et par conséquent pour l’ensemble de sa production littéraire des années vingt. Il faut toutefois rappeler ce qu’Eluard entendait s’agissant des « poèmes », « par lesquels l’esprit tente de désensibiliser le monde, de susciter l’aventure et de subir des enchantements » : « il est indispensable de savoir qu’ils sont la conséquence d’une volonté assez bien définie, l’écho d’un espoir ou d’un désespoir formulé » (OC1, 1388). Dans ses Premières vues anciennes en 1937, Eluard semble renier (« j’ai varié », OC1, 550) cette tripartition qu'André Breton avait aussitôt contestée y apercevant une hiérarchie non surréaliste ; il effectue toutefois une réénonciation continuée de ce qu’il nomme « l’unité poétique » (ibid.) :
On ne prend pas le récit de rêve pour un poème. Tous deux réalité vivante, mais le premier est souvenir tout de suite usé, transformé, une aventure, et du deuxième rien ne se perd, ni ne change. Le poème désensibilise l’univers au seul profit des facultés humaines, permet à l’homme de voir autrement, d’autres choses. Son ancienne vision est morte, ou fausse. Il découvre un nouveau monde, il devient un nouvel homme. (ibid.)
Pour caractériser cette activité du poème, Eluard n’a pas trouvé meilleure dénomination que ce titre - « (que je trouve follement beau) », précise Mandiargues dans sa préface4 (CD,7) : L’amour la poésie. Un tel titre constitue la définition-valeur de l'oeuvre d'Eluard depuis lors : « n’est-ce pas la formule exacte qui en coiffant impérieusement la vie permet de la renouveler ? », ajoute Mandiargues (ibid.). Eluard n'a cessé, semble-t-il, de travailler à cette force transformatrice réciproque de la poésie et de l'amour dans et par le poème-relation puisque les termes ne constituent plus des pôles identifiables indépendamment d'une interaction transformatrice continue et à proprement parler infinie. Une telle écriture-vie porte ce qu'on peut appeler une anthropologie poétique amoureuse. Le même Mandiargues, toujours dans sa préface, résume ainsi cette visée : « la leçon d’Eluard est de substituer définitivement le monde ainsi transfiguré à l’ancien et de s’en mettre plein la vue et plein les doigts sans avoir peur de se déchirer à ses aigus sommets » (CD, 8).
Si L’amour la poésie est devenue l’équivalent Eluard, son regroupement éditorial avec Capitale de la douleur constitue une opération majeure. Il s'agirait du geste continué d’une écriture pour laquelle L'amour la poésie constituerait le « ressouvenir en avant » d’une poétique5. Approcher un tel geste poétique « revient à examiner un ensemble de rapports, à penser un système de relations où se noue l’historicité d’une démarche créatrice », comme l’écrit Henri Scepi à propos des « écritures de prose » qu’il veut considérer « moins comme un arrière-plan inerte que comme un matériau toujours remodelé6 ». C’est précisément parce qu’Eluard est souvent arrêté à ces deux termes, l’amour et la poésie, dans des équivalences consonantes ou dissonantes relancées par des preuves biographiques ou stylistiques, que j’aimerais tenter une défense de sa mobilité ainsi que Scepi l'a montré pour les proses considérées par son étude. Une telle mobilité est interne à l'oeuvre, à ce livre en trois mouvements ; elle est également continuée dans nos lectures, dans chaque lecture. C'est ce qu'on peut appeler sa modernité, au sens qu'Henri Meschonnic donne : « l'infini du sujet », « un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens7 ». Jean-Pierre Richard a remarquablement signalé la spécificité « d’une poésie véritablement ininterrompue, où le sens n’existe que comme fuite, autopoursuite horizontale, indéfinie circulation du sens » :
C’est que l’expérience première est ici celle du rapport continué, non celle de la solitude. Rien n’y peut dès lors se poser qu’en fonction d’un tropisme du trajet ou du transit. Dans son espace même, soit énumératif, soit apparemment lacunaire, le poème est un glissement qui brûle ses soutiens8.
On pourrait facilement discuter la dichotomie que semble réactiver Richard où solitude et relation amoureuse (« rapport continué ») constitueraient deux pôles radicalement opposés déterminant la tension dans et par laquelle l'oeuvre se compose. Certes, Eluard ne cesse de tenir en poèmes la chronique des intermittences de solitude et de relation amoureuse voire l'invention de leur renversement incessant, mais le mot-valeur d'une telle poétique expérientielle, c'est « entre » (voir, par exemple, CD, 89) qui permet à Eluard d'associer les formes de vie et les formes de langage entre amour et non-amour – amour dans le non-amour et non-amour dans l'amour –, ainsi qu'entre poésie et non-poésie – poésie dans la non-poésie et non-poésie dans la poésie. Pour son étude de La Vie immédiate, Henri Meschonnic a titré « Un langage-solitude » quand bien même ce livre d'Eluard visait, selon lui, « une recréation du couple par le langage, une prosodie subjective et non une habile expressivité9 » : il ne s'agissait donc pas, pour le critique, de verser ce livre du côté du pôle « solitude » mais d'y observer sous cette dénomination un langage neuf situant d'ailleurs au cœur de la solitude le travail de l'amour. Repartant donc de cette étude de Richard qui pose fort justement que chez Eluard, « c’est le rapport qui est premier, créant, de par son seul surgissement, les termes qui lui permettent ensuite d’exister10 », j’aimerais élargir si ce n’est approfondir sa proposition qui concernait le seul « face à face » d’un toi et d’un moi, c'est-à-dire dans la relation amoureuse construite par le poème, à ce rapport anthropo-poétique qu’initie dans et par l'écriture « l’amour la poésie » dès Capitale de la douleur et que j'appelle la voix du poème-relation où une poétique s'initie dans et par une anthropologie et une anthropologie dans et par une poétique.
Il ne s'agit pas de laisser de côté l’approche thématique, si merveilleusement tentée et réussie par Richard, pour ouvrir une approche formelle et/ou générique voire historique que d’autres ont déjà, par ailleurs, tentée et souvent réussie. L’enjeu ici serait assez modestement de redonner à Eluard la dynamique empirique que Capitale de la douleur engage avec ce dispositif où, indistinctement, l’expérience amoureuse et l'aventure poétique s’inventent vocalement à chaque pas comme anthropologie relationnelle. Cette dynamique des recommencements ou de la liberté, « comme dans toutes les poétiques du rapport11 », exige un accompagnement attentif à ses hauts et ses bas, ses méandres et ses vitesses, ses allures, à son rythme comme relation, à sa relation comme rythme. Non comme une forme trouvée qu’il s’agirait de défendre et d’illustrer mais comme une histoire, l'épopée d'une voix au sens d'un racontage12 où la voix ne cesse d’augmenter sa relation et où la relation ne cesse d'approfondir sa voix. La bande publicitaire du livre Capitale de la douleur portait la fameuse formule ducasienne en clausule du sixième chant : « Allez-y voir si vous ne voulez pas me croire. Comte de Lautréamont » (OC1, 1370-1371) : appel à une écoute visant paradoxalement un voir qui demande de s’inventer pas à pas dans ses intermittences tout en étant emportée par une force certaine : « Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde, Dieux d'argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains, De véritables dieux, des oiseaux dans la terre Et dans l'eau, je les ai vus. » (CD, 115) André Breton exhortait le lecteur à la manière de Ducasse, quand il concluait quasiment son prière-d’insérer pour Capitale de la douleur en demandant de « louer seulement et sans mesure en lui [Paul Eluard] les vastes, les singuliers, les brusques, les profonds, les splendides, les déchirants mouvements du cœur13 ». Caractériser très précisément la spécificité de Capitale de la douleur de « mouvements du cœur » permet de tenir ensemble l’amour la poésie par ce que l’on peut appeler un corps-langage. Breton multiplie les qualifiants qui tiennent conjointement la pluralité constitutive et la variété dynamique du geste d’Eluard dans et par la voix du poème-relation ainsi qu'on le lit explicitement : « J'entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde » (CD, 136). Si l’on ne veut pas arrêter une telle dynamique ou réduire cette pluralité, il faut alors augmenter l’écoute non de ce qui retrouverait une rhétorique, de l’amour ou/et de la poésie, mais de ce qui initierait parfois maladroitement mais toujours génialement une « rhétorique profonde » (Baudelaire) refaisant et l’amour et la poésie à chaque pas, à chaque page, à chaque ligne ou vers, à chaque syllabe, dans et par une « prosodie personnelle14 ».
Le trajet critique ne peut pas avoir ici pour visée une maîtrise du geste d'Eluard, un bilan de ce corps-langage construit par Capitale de la douleur, mais il veut simplement accompagner quelques-uns de ses pas dans un livre en trois mouvements comme une danse de la voix qui s'essaie en même temps qu'elle se trouve au plus juste d'une relation, c'est-à-dire d'une historicité et d'un rapport sans cesse rejoués l'une par l'autre jusque dans les lectures d'aujourd'hui.

Une facilité critique : le poème-relation contre les facilités de la poésie et de l'amour


Eluard est un poète qui livre une certaine facilité, « altière », ajoute Mandiargues (CD, 6) ! Et ce dernier de préciser combien il faut rattacher aussitôt cette valeur du poème-Eluard à sa portée renversante : son écriture serait femme comme une femme serait facile ! Qu’on entende bien Mandiargues : aucune naturalisation, ni de la langue française, ni de la femme française voire de l’amour à la française, si l’on veut poursuivre les attributions qu’Eluard défait pour s’inventer poème. Mais Eluard est très explicite dès le second moment15 du premier mouvement du livre, Répétitions, puisque dans la première « Suite » (CD, 14), le quatrain décasyllabique prépare une chute qui oriente cette facilité féminine du poème-relation. L’anaphore (« Pour ») relève d’une rhétorique qui se lance en 5-5 (« Pour l’éclat du jour des bonheurs en l’air ») mais qui dès le second vers (« Pour vivre aisément des goûts des couleurs ») titube en métamorphose de la locution (« Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ») puisque l’élision de la copule la réduit et donc la resserre sur une prosodie personnelle inhabituelle. Déjà le premier vers, qu’il nous faut alors relire comme un décalage de la rime (« couleurs » / « bonheurs »), l’annonçait sémantiquement, ce décalage, puisque « les bonheurs » qu’on a l’habitude de tenir pour constitués sont ici inachevés, impossibles à instrumentaliser16 : ils font « l’éclat du jour » de la vie et donc sa relance comme l’aube inaugure chaque jour le jour à neuf. Le second vers a également modifié le régime syntaxique qui s’en suit puisque la préposition causale, pour, d’abord suivie d’un substantif (« l'éclat du jour ») l'est par la suite d’un syntagme infinitif (« vivre », « se régaler », « ouvrir les yeux », auxquels on peut ajouter « pour rire »). La principale (« Elle a toutes les complaisances ») antépose ses circonstants, lesquels thématisent voire définissent son sujet, elle. Mais cette thématisation qui reste en attente d'objet tout au long du quatrain, ou qui découvre pour le moins son sujet a posteriori, ne peut que défaire toute stase définitionnelle d’autant qu’elle est multiple, quadruple si ce n’est quintuple puisque « pour rire » vient comme défaire la rhétorique du quatrain dans le troisième vers (« Pour se régaler des amours pour rire »). Et le dernier mot de la « suite », complaisances, qui permet de saisir enfin le sujet, « Elle », approfondit l’orientation altruiste que l’anaphore prépositionnelle n’a cessé d’ouvrir et d'élargir : ce désir de plaire peut donc alors se partager puisqu'au quatrième vers (« Pour ouvrir les yeux au dernier instant »), « Elle » fait face. Ce dernier vers du quatrain caractérise en effet l’opération à la fois amoureuse et poétique qu’effectue le poème. Mais ce faire vient de partout et peut-être d’abord d’une prosodie que la préposition lance : « pour » résonne tout au long du quatrain dans ses échos vocaliques (/u/) et consonantiques (/r/) en en multipliant les résonances dans des associations qui risquent le hiatus aux frontières du troisième et du quatrième vers : « des amours pour rire / Pour ouvrir ». Aussi, cette « Suite » n’est pas seulement le second poème, la suite du premier qui nommait, voire s’adressait à l’ami Max Ernst, et donc la reprise d’une amitié dans et par l’écriture, une répétition ainsi que ce livre titrait au pluriel (Répétitions), c’est également comme le suggérait merveilleusement Robert Desnos17, une prétérition puisque cette répétition commence toutes les autres sur le mode d’une reprise qui n’est pas du tout une répétition mais une relation continuée : ni préparation à ce qui se ferait plus tard – c’est maintenant que cela se fait –, ni réitération d’un faire s’instaurant dans une immuabilité – c’est chaque fois un faire à neuf. Cette « suite » est l’ouverture, qu’on pourrait dire également musicale, d’une parole qui ne cesse de se porter en avant de toute rhétorique, de toute stase ou habitude voire reconnaissance.
On pourrait avancer également que la facilité d’Eluard est d’abord, quoiqu’elle en dise, une critique qui remet sur le chantier et l’amour et la poésie. Mais cette critique n’est pas en guerre contre qui que ce soit. Le ton de cette voix déplace considérablement l’enjeu de la critique ouverte par ceux qui, avant Eluard, se sont essayé à « une relève du poétique18 ». Eluard en écrit la « Suite » mais, contrairement à beaucoup qui « revendique[nt] le "moderne" avant tout comme un signe ostentatoire, une manière de signer la rupture et de lui conférer, du même coup, toute sa dimension épocale de renversement irréversible » et donc ferment la porte et de l’amour et de la poésie à tout un chacun, Eluard ne cessera de rappeler la célèbre formule ducasienne : « La poésie doit être faite par tous. Non par un ». Dans L'évidence poétique publié en 1937 (titre déjà utilisé par Eluard en 1934 - voir la note dans OC1, 1485), il demande d'ouvrir les portes :
Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux (OC1, 514).

La visée anthropologique et relationnelle d’Eluard à la suite de Lautréamont est une politique du langage que l’on peut dire démocratique. Pour le moins, la porte est ouverte et aucun ticket d’entrée n’est exigé de quiconque en poésie comme en amour. Par quoi, la facilité n’est pas forcément celle que l’on croit : la fabrique du poème exige la porte ouverte pour travailler sa facilité.
Le sixième moment du livre, « La porte ouverte » (CD, 19), peut se lire comme un énoncé métapoétique. Toutefois, aucun poème – pour reprendre la dénomination habituelle, sachant que le poème c'est le livre – ne peut s’exclure d’une tension réflexive constitutive du poème-relation et celui-ci comme les autres ne dissocie pas son activité poétique et amoureuse d’une réflexivité où poésie et amour se voient reconsidérés. Par ailleurs, chacun des moments du livre est pris dans une dynamique qui ne peut être que celle d’un va-et-vient comportant autant de reprises que de moments : chacun se refaisant au suivant ou chacun opérant une réfection de tous les précédents – ce serait le sens de « Suite » que nous venons de lire et qui réitère, ne serait-ce qu'avec son quatrain, l’anaphore organisatrice (« Dans un coin ») forcément picturale du moment inaugural et dédicataire du livre19, et ainsi la modifie, puisque les quatre coins ne peuvent avoir délimité un « Max Ernst », tableau ou ami peintre, que le lecteur retrouvera dans les Nouveaux poèmes (CD, 116), lequel défait toute « ordonnance », voire tout aveuglement (« il n'y a plus d'aveugles »).
La « Porte ouverte » est donc une tentative étonnante et forte : les trois syllabes du titre multipliées par deux au premier vers (« La vie est bien aimable ») et encore par deux au second (« Venez à moi, si je vais à vous c’est un jeu, ») : 6 puis 12 syllabes, avec un système accentuel du type 2-4 / 4-5-3. Cette quantité syllabique augmente encore au dernier vers (« Les anges des bouquets dont les fleurs changent de couleur. » ), sans toutefois suivre le multiplicateur double : 14 syllabes avec une organisation accentuelle du type 6 (2-4)-3-5, qui reprend le schéma accentuel premier (2-4) et inverse les deux derniers groupes du second (3-5 au lieu de 5-3). Si l’ouverture est bien réelle par l’agrandissement numérique, elle l’est davantage encore par son « jeu » prosodique. L’allitération en /v/ lancée par le titre associe l’ouverture (« ouverte »), « la vie » et le mouvement (aller), lui-même décliné par un va-et-vient du je-tu de la relation : « Venez à moi, si je vais à vous ». Elle est redoublée par l’allitération en /j/ de « je » à « jeu » puis d’« anges » à « changent ». Bref, la métamorphose encore active de la relation défait les termes, voire les refait ; à moins que l’on ne considère cette sortie, « la porte ouverte », comme une réciprocité retorse puisque, même prosodiquement, le tuilage /v/-/j/ est continué en /r/ (« fleurs » et « couleurs » qui font recommencer par le début, par le titre et ses deux /r/. La réciprocité n’est pas celle que l’on attendait d’ailleurs puisque l’interpellation concerne des « anges » dont l’essence est d’autant plus incertaine qu’ils appartiennent à « des bouquets dont les fleurs changent de couleurs ». Sans référer à quelque byzantinisme – quoique ! –, on ne peut que constater une accumulation, rapide et légère à la fois, de métamorphoses. « La porte ouverte » invite pas à sortir mais à entrer : « venez à moi ». En effet, une sortie n’aurait été que « jeu », rhétorique attendue et non profonde. La rhétorique profonde du poème-relation ne cesse de s'interroger en portant à hauteur d'une énigme sans cesse relancée la relation elle-même, l'histoire d'un lien et le lien d'une histoire qui n'en finit pas de se jouer dans et par une facilité critique et une critique des facilités. Francis Ponge aurait parlé de « désaffublement20 ». Eluard en écrit la fable, non sans humour :
Lesquels ?

Pendant qu'il est facile
Et pendant qu'elle est gaie
Allons nous habiller et nous déshabiller (CD, 40)


La facilité, si elle est « altière », est d'abord critique : non qu'elle regarde de haut la poésie et l'amour mais parce qu'elle invente sa « liberté d'allure », comme dit Mandiargues (CD, 6), et sa nudité même habillée : un poème-relation comme prosodie de l'infini. Mais cela ne va pas sans passer par l'énumération du fini, par la traversée expérientielle de la poésie et de l'amour. Comme l'écrit Michel Murat qui ne souhaite pas conférer « aux variations du vers un enjeu métapoétique » : « ni soumission à, ni subversion de la "vieillerie", ces écarts enregistrent plutôt des variations thymiques, le soubresauts circonstanciels de la relation amoureuse qui est ici la poésie21 ». C'est ce « ici » qu'il nous faut mieux situer non pour vérifier un enregistrement mais pour accompagner une invention.

L'énumération du fini par la prosodie de l'infini : l'invention du poème-relation


Le mouvement de la « porte ouverte » est alors à reprendre dans le moment précédant « Lesquels ? » ; moment qui indique, dès son titre « Plus près de nous » (CD,18), ce penchant certain de la voix pour un dépassement de tout « drapeau », et donc de toute identité affichée ou de toute proclamation assurée. Ce mouvement s'intensifie par les reprises : « Courir et courir délivrance / Et […] / Délivrance […] ». Ces denrières ne sont pas de simples répétitions puisque les positions syntagmatiques bougent la valeur de l'élément répété dans une sémantique sérielle : il y a congruence entre les répétitions des titres22 et les repétitions des mots ou syntagmes puisque les positions sont entièrement rejouées dans un mouvement qui, des petites aux grandes unités, défait toute stase possible. Eluard écrit cette exigence : « Parlez-moi des formes, j'ai grand besoin d'inquiétude » (CD, 55). Par ailleurs, ces reprises inquiètes augmentent le va-et-vient du poème-relation, jusqu’à « Courir si vite que le fil casse » (CD, 18). Aucune maîtrise totalisante (« Et tout trouver tout ramasser », ibid.) ne peut assouvir la voix. Hors les circonstances, le poème ne fait pas l'amour la poésie. Et donc hors la relation comme rime généralisée23 ou résonance générale – ce qui expliquerait pourquoi Eluard évite la rime tout en se faisant l'écho des plus anciennes traditions. On connaît sa fameuse déclaration : « Il faut parler une pensée musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes et dses rimes du terrible concert pour oreilles d'ânes » (OC1, 977). Reste qu'il continue, avec cette résonance générale, la leçon Baudelaire ainsi qu'il l'a formulée : « […] l'écho, l'égal à peine de ce qu'il aime. […] tout se fond dans sa voix, cet écho est dévorant » (OC1, 995). Aussi, Eluard n'hésite-t-il pas à s'en prendre, non sans humour critique, aux « manie[s] » (CD, 15) de la maîtrise qui substantialisent l'expérience : « Où nous croyons-nous donc ? » (CD, 15). Cette formule est reprise par Paulhan, le pourfendeur de « la Terreur dans les Lettres24 », dans un courrier enthousiaste adressé à l'auteur en 1922 à la parution de Répétitions (OC1, 1343). Eluard se situe, de ce point de vue, dans la tradition d'un Péguy pestant contre le positivisme et l'historicisme de Lanson ou de Taine25.
Chez Eluard, le sujet de la connaissance n'est pas celui de la distance ou du surplomb, c'est celui que Jean-Pierre Richard thématise comme « enchaînement circulaire, imaginé à travers des réalités heureuses telles que le collier, le bracelet, la bague ou la ronde », en ajoutant aussitôt que « ce mouvement reste d'ailleurs soumis au thème de mutualité26 ». Pas meilleur exemple de cette association que le pénultième moment du livre : « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu. » (CD, 139). D'une part, la multiplication des « tours » ou figures de la circularité ouvre à une connaissance partagée (« courbe » en lieu et place de « cerne » ; « rond » pour « pas » ; « auréole » puis « berceau ») et, d'autre part, la spécificité de cette connaissance, qui fait le tour de quelqu'un, s'affirme bien comme mouvement amoureux « de danse et de douceur » associant la vie et la vue, l'expérience commune et le regard partagé que la rime logique et prosodique (« vécu/vu ») des deux derniers vers construit. Mais cette « tourne » dansée ouvre un inventaire que le poème arrête pour mieux en poser la caractère infini. Les substantifs de la liste ouverte engage une sémantique du transport, de la métamorphose et du passage de naissances ininterrompues au point de ne jamais pouvoir arrêter une réciprocité infinie entre le macrocosme et le microcosme, entre « le monde entier » et « tes yeux purs ». Alors, le poème-relation s'affirme pleinement :
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards. (CD, 139)

Le continu prosodique de « l'innocence » au « sang » construit, par les rapports de dépendance, la tenue d'une anthropologie de la connaissance qui engage le continu du cosmos et de l'homme comme rapports augmentant leur teneur relationnelle dans et par le langage. La comparaison entre « le jour » et « le monde entier », ici renforcée par le sémantisme de la dépendance interne à chacun des termes de la comparaison opère un double déplacement puisque l'espace-temps cosmique non seulement fait place à la relation je-tu (« mon sang »-« tes yeux ») mais en découle, en « dépend ». On retrouverait là le point de vue anthropologique qu'un Benveniste attribue au langage quant aux catégories du temps et de l'espace27. Sans compter l'inclusion d'une érotique relationnelle qui défait les conceptions traditionnelles du sujet de la connaissance et du sujet amoureux : un corps-langage amoureux meut « le monde entier », invente le « jour ». Un « jour », comme « je-ici-maintenant » au sens de Benveniste28, qui inclut un « monde entier » dans « tes yeux », tel serait le poème inventant « l'amour la poésie ».
Le quatrième moment du livre, « L'invention » (CD, 16-17) se partage en deux séquences de vers puis deux de proses : les deux dernières qui sont les seuls passages en prose dans Répétitions, indiquent deux orientations poétiques décisives. Les vingt-trois arts, de « l'art d'aimer » à « l'art de torturer » en passant par « l'art poétique », listent non sans humour des arts de faire, au sens de Michel de Certeau29, que d'aucuns verraient malencontreusement mis au même niveau : « l'art de penser » et « l'art de fumer » sont effectivement, avec « l'art incohérent » par exemple, mis en demeure de faire bon ménage... du moins de se soumettre au coninu critique de ce qui invente la vie, le langage, le poème. Une telle énumération montrerait à l'etnvi que toute description, dans ses attendus catégoriels comme dans sa prétention à une totalité, doit faire place à l'invention de la relation, c'est-à-dire à un sujet inconnu qui s'invente dans le moment qu'il se crée. On n'oublie pas que le titre, Capitale de la douleur a été ajouté sur les épreuves du livre par Eluard pour remplacer, au dernier moment donc, L'art d'être malheureux (OC1, XXXVI). Ce qui rattache ce livre en trois mouvements autant à un art de faire qu'à un art poétique, du moins en construit le continu éthique, politique et poétique, et invente « l'amour la poésie ». Si le titre a changé, on peut apercevoir la force prosodique et sémantique du titre choisi in fine, ne serait-ce qu'en observant l'allitération en /l/ que renforcent les deux autres dentales /d/ après que les deux premières syllabes ont posé la voyelle du prénom de la dédicataire des Nouveaux poèmes, « G[ala» (CD, 89), qui commence également par une vélaire pour s'achever par la dentale latérale. Mais la rédaction du livre s'est bien effectuée avec cet « art » de faire sans savoir faire puisque, pas plus que le bonheur, le malheur ne s'apprend mais s'invente. La dernière séquence de « L'invention » manifeste par l'aphorisme ce constat d'expérience : « Je n'ai pourtant jamais trouvé ce que j'écris dans ce que j'aime » (CD, 17) où l'art n'est pas celui qu'on pourrait décrire et donc nommer, répertorier, didactiser et donc répéter mais justement celui qui invente son invention. Le poème-relation, quand dans « Raison de plus » (CD, 39) Eluard semble se souvenir d'une époque où il paraissait « sûr du lendemain », décline le « rire » non pour le répéter, le retenir, voire même l'identifier mais pour le réciter « Autour de la bouche » : « C'est un plaisir, c'est un désir, c'est un tourment, C'est une folle, c'est la fleur, une créole qui passe ». Le récitatif y tient le continu prosodique en rimant par les deux bouts (« C'est » - « passe ») et en enchaînant un consonantisme où le « RiRe » (« plaisiR », « désiR ») dissémine ses résonances (« folle », « fleuR », « cRéole »). Ce récitatif fait vite dérailler le trimètre (4-4-4) vers une invention déhanchée (4-3-4-2) qui confirme que « Son rire est toujours différent » (2-3-3). La reprise, « La nudité, jamais la même », est ainsi réitérée bien qu'apparemment assagie en 4-4 mais sémantiquement équivalente par le jeu des couplages inversés (« toujours »/ « jamais » ; « différent » / « la même »). Alors le rire couplé à la nudité initie un corps-langage que Richard a fort bien évoqué : « Etonnante puissance de fécondation métaphorique qui engendre, à partir du seul rire, les figures parentes de la gerbe, de l'acuité tranchante, de la pulvérulence, du délire irisé, du tournoiement voluptueux ». Richard cite à l'appui d'une telle « fécondation » le passage qui conclut la prose « L'icône aérée qui se conjugue » (CD, 109-110), passage certes dysphorique mais qui, en creux, dessine un corps-langage libre :
[...] et désormais vous pouvez rire effrontément, rire, bouquet d'épées, rire, vent de poussière, rire comme arcs-en-ciel tombés de leur balance, comme un poisson géant qui tourne sur lui-même. La liberté a quitté votre corps. (CD, 110)


La liste chez Eluard n'est donc pas descriptive, au sens d'une maîtrise énumérative ; elle est une activité transformatrice constituant l'expérience poétique et amoureuse en inventant du sujet-relation par et dans une transsubjectivation. Apollinaire avait déjà montré la force d'une telle activité en poème avec « Il y a » (Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre. 1913-1916) 30. Eluard porte le il y a « dans la danse » (CD, 59). Par exemple, cette expérience se joue sur une « petite table enfantine », « dorée des jours de fête », « trop basse ou trop haute » : ses conditions n'ont pas grand chose à voir avec celles de l'expérience scientifique mais tout à voir avec la vie et ses raisons, voire ses rêves propres. Ainsi, dans le moment suivant du livre, « Le jeu de construction » (CD, 60), à la question « Pourquoi pleurer », le poème décline une courte liste de fleurs concrétisant des affects précis : « la fleur séchée » ; « les lilas » ; « la rose d'ambre », « la pensée tendre », en se demandant alors « Pourquoi chercher la fleur cachée Si l'on n'a pas de récompense ? », et en répondant in fine « - Mais pour ça, ça et ça ». A peu près contemporain de l'étude de Freud, Le Moi et le ça (1923), cette triplication du « ça » emprunte plutôt aux discours ordinaires, enfantin ou autre, qui savent tenir quand ils ne savent pas répondre. Eluard, comme bon nombre de surréalistes, savait l'importance des comptines et autres formulettes : la force du langage comme force d'un dire qui l'emporte fait vivre, fait tenir. Toutefois, on ne peut s'empêcher de lire ce « jeu de construction » en écho aux trois instances de la seconde topique freudienne. Avec Eluard, la répétition ne permet pas de dissocier les instances ; elle demande de les tenir dans un continu prosodique. Nulle autre topique que ce continu du poème, à savoir selon la belle expression de Gérard Manley Hopkins : « le mouvement de la parole dans l'écriture31 » comme transsubjectivation, passage de sujet.
« Au hasard » (CD, 119) ferait l'allégorie de cette force comme mode de diction et de relation qui s'invente dans le poème. Aucune illusion qui permettrait de confondre « épopée » et héroïsation : « bien finie maintenant » puisque « Tous les actes sont prisonniers / D'esclaves à barbe d'ancêtre ». Le sujet de la nouvelle relation n'a pas à se faire un destin mais à s'en tenir à « son soleil » : « A l'éternité du hasard ». Cette tautologie n'est pas un tour de passe-passe mais le récitatif du poème, le travail de sa voix : l'épopée d'une voix. Cette voix qu'explore en l'inventant la prose qui suit (CD, 120-121) jusqu'à réitérer le terme « délivrance » mais en le pluralisant et donc en signalant que la voix, avec le poème, ne cesse de naître s'instituant paradoxalement dans et par une pluralité de naissances : « de délivrances – dis-je – de délivrances comme au son des clairons ordonnant au cerveau de ne plus se laisser distraire par les masques successifs et féminins d'un hasard d'occasion ». Ce long récitatif énumère tout ce qui enserre « [l]'absolue nécessité, l'absolu désir », non pour en faire le tour mais pour ne cesser de « revenir ». C'est ainsi que la prose qui succède à la précédente conclut : « Le cœur de l'homme ne rougira plus, il ne se perdra plus, je reviens de moi-même, de toute éternité ». Le poème Capitale de la douleur revient en effet de toute identité fixe non pour se perdre mais pour mieux se trouver dans et par une transsubjectivation toujours à l'inaccompli où vont s'associer dans ses reprises infinies « la bénédiction » et « la malédiction » (CD, 66-67). Ses renversements ne cessent alors de traverser la rhétorique pour inventer l'infini du poème comme dans cette reprise du début à la fin, qu'offre exemplairement la prose « Dans le cylindre des tribulations » :
Que le monde m'entraîne et j'aurai des souvenirs.
[…]
Que les souvenirs m'entraînent et j'aurai des yeux ronds comme le monde. (CD, 64)


Le poème-relation ou la transsubjectivation inaccomplie d'un donner à voir



On pourrait objecter à ce que je tente de montrer avec le livre d'Eluard que ses poèmes disent tout le contraire puisqu'il semble bien qu'il répète une rupture. En effet, quand les Nouveaux poèmes commencent par affirmer « Ne plus partager » en précisant très explicitement que « Tous les ponts sont coupés, le ciel n'y passera plus Je peux bien n'y plus voir » (CD, 89), la relation semble effectivement interrompue de tous points de vue : amoureusement et poétiquement, le poème dit qu'il entre en déréliction dans la non-relation. Et les deux moments qui suivent dans ce troisième mouvement du livre semblent confirmer qu'il n'y a plus qu'« Absences » : « La plate volupté et le pauvre mystère Que de n'être pas vu » (CD, 91). Un tel constat vient confirmer une telle déréliction : la relation avait tout engagé sur le partage d'un (se) voir alors que dorénavant « Mes yeux sont inutiles » (CD, 89) et que « la clarté livre sa dernière bataille » (CD, 92). Toutefois, l'agonistique ne peut se contenter d'un futur, « Quelles seront alors les armes de mon triomphe ? » (CD, 92), elle va se métamorphoser en miracle amoureux : « Une fenêtre de feuillage S'ouvre soudain dans son visage » (CD, 92-93). Il ne s'agit pas de passer de l'absence à la présence ou du désespoir à l'espoir, mais de sentir que la relation, au pire de sa condition, ne cesse de (se) continuer, d'écouter que le poème ne cesse de (se) faire relation. D'une part, le motif de la rencontre est ininterrompu sémantiquement et prosodiquement : « Dans mes grands yeux ouverts le soleil fait les joints, O jardin de mes yeux ! » (CD, 92) D'autre part, les intermittences poursuivent le retournement en chiasme des valeurs :
Une femme est plus belle que le monde où je vis
Et je ferme les yeux.
Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres
Et des ombres m'attendent. (CD, 93)

 La verticalité paradigmatique, dans son moule métrique qui cherche le complément du 6-syllabes, multiplie ici les liaisons au cœur du négatif : ce second moment d'« Absences » permet d'ailleurs de passer de « Seul » à l'attente des ombres. « Seul » fermait à l'incipit la première occurrence des deux vers anaphoriques en « Je » (« Je sors [...] Je suis [...] »). Ces deux vers sont repris in fine dans ce nouveau contexte : « Elle est en bas avec les pierres et les ombres. Je l'ai rejointe » (CD, 92). Certes, c'est la nuit qui l'emporte sur les clartés : c'est « La fin des circonstances » (CD, 94) où il n'y a « Plus d'horizon, plus de ceinture, Les naufragés, pour la première fois, font des gestes qui ne les soutiennent pas. Tout se diffuse, rien ne s'imagine plus » (ibid.). Aussi, « La baigneuse [passe-t-elle] du clair au sombre » : « Le soir. La mer n'a plus de lumière et, comme aux temps anciens, tu pourrais dormir dans la mer » (CD, 95). Mais plus qu'à la réitération d'un dualisme thématique que les formes métriques, prosodiques voire sémantiques viendraient conforter, c'est à la variété des allures que Capitale de la douleur ouvre. Le poème-relation invente sa liberté, ses recommencements.
Dominique Rabaté, à propos des « poèmes de deuil chez Deguy, Eluard, Roubaud », ose un néologisme correspondant à « l'expérience qui est ici en jeu » : « celle de l'esseulement, du dépareillage affectif, du "désajointage" personnel32 ». Capitale de la douleur n'est pas un thrène comme l'est Le Temps déborde (1947) que Rabaté commente dans son essai ; toutefois, le second mouvement du livre titre comme pour un thrène : « Mourir de ne pas mourir ». On sait qu'Eluard emprunte à Thérèse d'Avila. Si Eluard l'affirme, « je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir » (CD, 72), le « désajointage » est certain, ne serait-ce qu'avec le changement de ton, par exemple, au cœur des onze moments de la séquence « Les petits justes » qui vient fermer ce second mouvement. Même si, dès le cinquième moment, « Elle s'effondra » prélude à la rupture, à partir du huitième moment (« Elle a laissé L'empreinte des choses brisées », CD, 84), le futur qui dénie une relation au présent (« Quel visage viendra, coquillage sonore, Annoncer que la nuit de l'amour touche au jour », CD, 85) mais aussi l'incompatible vécu au cœur même du corps-langage amoureux (« Bouche ouverte liée à la bouche fermée » où la diérèse sépare) attestent d'une relation défaite où les métaphores du malheur et des pleurs sont construites à partir du bonheur et de la transparence, du septième ciel et des yeux transparents : « Sur ce ciel délabré, sur ces vitres d'eau douce » (CD, 85). Voici donc « la douleur » que situe précisément le dixième moment (CD, 86), avec son rejet :
Inconnue, elle était ma forme préférée,
Celle qui m'enlevait le souci d'être un homme
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l'eau froide.
La « forme préférée », « inconnue », est dorénavant connue, qualifiée : « un peu de soleil dans l'eau froide ». Ce peu déborde au point de se voir attribué, par un « Etc... », une valeur d'inaccompli à la fin de ce dernier moment de « Mourir de ne pas mourir ». Dun passé itératif à un présent sans lendemain, de « l'inconnue préférée » à la trop connue « douleur », le « désajointage » est multiple. Il est en même temps continu par le fait même qu'il n'essentialise, pas plus que l'ajointage, les termes de la relation. La voix est l'activité continue de passages que la comparaison réitère, alors même que contre-rejet et rejet répètent le « désajointage » comme dans ce tercet final (CD, 134) :
Mais tu n'as pas toujours été avec moi. Ma mémoire
Est encore obscurcie de t'avoir vu venir
Et partir. Le temps se sert de mots comme l'amour.
« Le temps », « l'amour » qui sont des essences se servent effectivement de mots : rhétorique des surfaces que la rhétorique profonde défait pour lui préférer « les bruits du monde » où « j'entends vibrer ta voix » (CD, 136) : « Toute ma vie t'écoute » constitue alors une voix qui fait une vie entre les superlatifs prosodiques en /t/ (« Toute … t'écoute »), ce motif de l'altérité du poème-relation, de son je-tu qu'Eluard ne cesse d'agrandir par l'utopie du poème – ici portée par la supposition : « La poésie ne se fera chant et sang qu'à partir du moment où elle sera réciproque. Cette réciprocité est entièrement fonction de l'égalité dans le bonheur entre les hommes. Et l'égalité dans le bonheur porterait celui-ci à une hauteur dont nous ne pouvons encore avoir que de faibles notions » (OC1, 990).
Le désamour ne pourrait donc effacer l'amour comme activité dans et par le langage exactement comme la liberté des allures de la poésie, d'un dadaisme à fleur de vers à un surréalisme à fleur de prose, ne pourrait effacer le continu du poème comme transsubjectivation inaccomplie, toujours en cours. Le cri de douleur dans Capitale de la douleur est aussi un cri de bonheur – ne faudrait-il pas plutôt dire jouissance ? – : il est, avant toute mise en perspective dualiste, une prosodie bégayante et donc jubilatoire jusque dans la déréliction même : « Celle de toujours, toute » (CD, 140). Poétique de l'oralité qui après Marceline Desbordes-Valmore n'est pas sans évoquer la contemporaine russe d'Eluard : Marina Tsvetaieva (1892-1941) qui est, comme Eluard, « une figure de la poésie où la rime et la vie se sont rejointes en une même matière de langage33 ». Si « La terre est bleue comme une orange », c'est « Jamais une erreur les mots ne mentent pas » (CD, 153) ! Je me suis permis de déborder Capitale de la douleur en faisant cette dernière incursion, pourtant éculée, dans L'amour la poésie, mais Capitale de la douleur ne s'achève autrement qu'à recommencer par l'incipit de L'amour la poésie : « A haute voix » (CD, 147) !

1Paul Eluard, Œuvres complètes tome 2, préface et chronologie de Lucien Scheler, textes établis et annotés par Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1968, p. 181 – il s'agit de la seconde section numérotée de « La dernière lettre » dans Voir (1948).
Dorénavant, j’indique OC1 pour le tome 1 (parfois OC2 pour le tome 2) suivi de la page. Sauf indication contraire, mes renseignements empruntent à l'appareil critique de cette édition.
2Sur le site Gallimard (http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Poesie-Gallimard, consulté le 28 août 2013), on relève que cet ouvrage fait partie des cinq les plus consultés de la collection aux côtés des Mains libres du même Eluard : ce qui montre à l’envi que le premier ouvrage de la collection a assuré à Eluard une position de premier plan, au moins parmi les 491 titres de la collection qui se sont vendus à 14 millions d’exemplaires ! Certes la meilleure vente revient à Alcools d’Apollinaire, mais Capitale de la douleur suivi de L’amour la poésie est dans les cinq meilleures ventes avec Apollinaire, déjà cité, Baudelaire, Rimbaud et Ponge.
3Ce poème ouvre Poésie et vérité 1942 (Editions de la Main à plume, 1942). Sa diffusion fut considérable avant et après « la soirée de gala organisée au Théâtre-Français le 27 octobre 1944, sous la présidence du général de Gaulle, par François Mauriac. Liberté, lu par Jean Yonnel, "de l'un de nos plus grands poètes vivants"... » (OC1, 1609).
4Paul Eluard, Capitale de la douleur (1926) suivi de L’amour la poésie (1929) avec une préface d'André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard, « Poésie » (1966), 2000, p. 7. Dorénavant, j’indique CD suivi de la page. Le titre de ce travail emprunte à la préface de Mandiargues.
5Je reprends cette notion à Søren Kierkegaard : « Reprise et ressouvenir sont le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se ressouvient, a été ; c’est une reprise en arrière ; la reprise proprement dite, au contraire, est un ressouvenir en avant » dans Ou bien... ou bien. La Reprise. Stades sur le chemin de la vie. La maladie à la mort, Paris, « Bouquins », Robert Laffont, 1993, p. 694.
6Henri Scepi, Théorie et poétique de la prose d’Aloysius Bertrand à Leon-Paul Fargue, Paris, Honoré Champion, « Unichamps-Essentiel », 2012, p. 9.
7Ces deux définitions de la modernité sont données par Henri Meschonnic dans Modernité modernité (1988, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1993), respectivement p. 303 et p. 9.
8 Jean-Pierre Richard, « Paul Eluard » (1963) dans Onze Etudes sur la poésie moderne (1964), Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1981, p. 138.
9Henri Meschonnic, « Un langage-solitude Les formes-sens de La vie immédiate d'Eluard » (1968), repris dans Pour la poétique III Une parole écriture, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1973, p. 181-274. La citation vient de la notice introduisant cette étude, p. 180. La dernière section de cette longue étude a été publiée dans la revue Langue française n° 7, en septembre 1970, sous le titre : « Prosodie et langage du couple dans La vie immédiate d'Eluard ».
10Jean-Pierre Richard, Onze Etudes sur la poésie moderne, op. cit., p. 133.
11Ibid., p. 141.
12Concernant cette notion, je me permets de renvoyer à « La voix et la relation en littérature de jeunesse avec « Le Raconteur » (Der Erzähler, 1936) de Walter Benjamin », Strenae n° 5, revue en ligne (http://strenae.revues.org/).
13André Breton, Point du Jour, Paris, Gallimard, 1934, p. 69. Cité dans OC1, 1371.
14Guillaume Apollinaire écrit dans « Jean Royère » (1908) : « Et, si l'on cherche dans l'œuvre de chaque poète une personnalité, on ne s'étonnera pas de rencontrer des prosodies personnelles. » (OEuvres en prose, t. 2, Paris, Gallimard, « La pléiade », 1991, p. 598-599.
15Je déroge à l'habitude scolaire d'appeler « poème » le moment d'un mouvement du livre pour mieux accompagner l'activité poétique de ce dernier : ce qui oblige à lire le livre comme poème, invention de la poésie, et tel moment du livre comme passage du poème, invention continuée.
16Le TLFI donne une citation de Léon Daudet datant de l’année de Capitale de la douleur : « C'est [le manque d'un dessein suivi] ce qui donne au romantisme son caractère "en l'air", d'inachèvement et de transports (...) pour rien.
/ L. DAUDET, Études et milieux littéraires, 1927, p. 7 » (http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?79;s=3593026245;r=5;nat=;sol=0; consulté le 10 août 2013).
17« Quand donc appellerez-vous Prétéritions, Paul Eluard, les Répétitions ? » (Rrose Selavy, 134 dans Robert Desnos, Oeuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 511).
18Henri Scepi, Théorie et poétique de la prose, op.cit., p. 124. Je renvoie aux longs développements de Scepi qui permettent de situer clairement ce qu’il appelle « la prose critique » et les « réélaborations » des poètes du XIXe et du tournant du siècle.
19Il faut rappeler que le premier mouvement de Capitale de la douleur, « Répétitions », « est le résultat d’une parfaite collaboration entre Paul Eluard et Max Ernst » qui se sont connus un an avant sa publication (voir notice dans OC1, 1342-1343).
20Voir, par exemple, ce qu'écrit Francis Ponge dans Pour un Malherbe (Paris, Gallimard, 1965, p. 210) : « Voilà qui est important à creuser : comment, désaffublant la poésie (de ses falbalas, rubans et fanfreluches Renaissance), Malherbe, par un retour résolument prosaïque à la pure et simple Parole, en vient à réintroduire la grandeur (lyrique) ».
21Michel Murat, « Une métrique facile ? » dans Colette Guedj (dir.), Eluard a cent ans, Paris, L'Harmattan, « Les mots la vie, revue sur le surréalisme n° 10 », 1998, p. 107.
22Je relève, pour le moins, les titres des pages 13 et 116 ; 14 et 20 ; 24 et 30 ; 32 et 33 ; 91 et 92 ; 102 et 103 (CD).
23Michel Murat préfère « réserver le mot à l'homophonie de fin de vers », dans « Une métrique facile ? », contribution citée, p. 114. Il note que, chez Eluard, « cet abandon de la rime est compensé par un tressage complexe d'échos et de reprises qui partent du vers et souvent s'étendent en réseau dans tout le poème » (p ; 113-114). Je garderai la notion en m'appuyant sur celle que Charles Péguy a développé dans Clio : « Sonorité générale. – […] quel que soit le gouvernement de la force et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de tout œuvre plastique, de tout œuvre contée, dessinée, peinte, de tout œuvre statuaire, enfin généralement de tout œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre. Non point cette réussite d’un détail qui fait lever l’œil, qui s’accroche à quelque détail victorieux, à quelque acrotère du temple de quelque Victoire. Mais cette réussite profonde que l’on ne sent même pas » (Charles Péguy, Oeuvres en prose complètes, t. 3, Paris, Gallimard, « La pléiade », 1992, p. 1048).
24Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, Paris, Gallimard, 1936.
25Je pense surtout à Charles Péguy, Clio. Dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne, Paris, Gallimard, 1931.
26Jean-Pierre Richard, Onze Etudes sur la poésie moderne, op. cit., p. 150-151.
27Emile Benveniste, « Le langage et l'expérience humaine » (1965) dans Problèmes de linguistique générale, t. 2, Paris, Gallimard, « Tel », 1974, p. 66-78.
28Ibid., p. 78.
29Michel de Certeau, L'Invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, « Folio / Essais », 1990.
30Pour une lecture de ce poème, je me permets de renvoyer à « Les sillons de l'amour et de la guerre » dans L'Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2005, p. 268-275.
31Cité par Henri Meschonnic dans Critique du rythme. Anthropologie historique du langage (1982), Lagrasse, Verdier, « Poche », 2009, p. 83.
32Dominique Rabaté, Gestes lyriques, Paris, José Corti, 2013, p. 189.

33Henri Meschonnic, La Rime et la vie (989), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2006, p. 270.

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