lundi 14 novembre 2011

La nudité ou l'impossible de la relation

Serge Martin, « La nudité ou l’impossible de la relation », paru dans Loxias, Loxias 6, mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=76.
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=76
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1Partir de ce que demandait René Daumal1 : « Créer une école où l’on apprenne à mourir, c’est-à-dire à voir la mort toute nue ». A condition de la reformuler ainsi pour ce qui nous engage ici : « Créer une revue où l’on apprenne à vivre, c’est-à-dire à voir la vie toute nue ».
2Il y aurait au moins, pour faire simple, deux conceptions de la nudité qui s’opposent aujourd’hui dans ce qu’on appelle la poésie contemporaine : celle qui pose une essentialité, un concept de l’intégral, quasiment un absolu qui, conséquemment, rend impossible l’expérience même de la nudité ; et celle qui, certainement plus modestement, pose une expérience à tenter, à jouer, sans aucun ludisme mais certainement avec le sourire voire un grain de passion, l’expérience de la nudité comme passage, relation, utopie de la relation. Oui, l’expérience que, par exemple, la revue Nu(e) a réalisée depuis dix ans s’aventurant hors des sectarismes et coteries, accueillant dans un maximum d’écoute des voix toujours singulières, toujours traversières aussi parce qu’elle-même à l’écoute du langage dans toutes les expériences humaines artistiques ou quotidiennes, amoureuses et fraternelles. La nudité de ce côté est alors une recherche inépuisable parce qu’infinie comme le langage, parce qu’indéfinissable autrement qu’à la vivre dans son historicité propre, dans la diversité des expériences et des valeurs qui s’y inventent, posant alors cet universel que j’essaierai de préciser plus loin : l’impossible de la relation au sens que je précise tout de suite de Innokenti Annenski : « L'impossible est tout ce que j'aime ».
3Aussi il y a les « manifestes » pour un « principe de nudité intégrale », je cite là Jean-Marie Gleize2, et je respecte infiniment l’intégrité de son travail, sa propre vérité, son historicité mais je ne peux m’en contenter, je ne peux la faire mienne. Je ne peux au fond continuer ce qui me semble le porter : le nihilisme contemporain entretenu par une grande partie des expériences dites poétiques des trente voire quarante dernières années. Pour plusieurs raisons : la première pour moi consiste non dans une sociologie de la poésie qui verrait les poètes creuser théoriquement leur isolement quand les mêmes – et là je pense exemplairement à Michel Deguy3 – (se) médiatisent. Ou cherchent du médium : car ce n’est pas la relation qu’ils trouvent mais avant elle les termes en voulant comme Pierre Legendre « refaire du tiers, de l’entre, de l’autre, qui resépare, remette en relation avec l’absence, écartant le réel perçu et l’image fascinante ; réespaçant, refaisant de la place pour le vide, comme au théâtre4 ». Paradoxalement, cette théâtralisation de la relation est sa négation : non une incorporation, une subjectivation comme historicité radicale, mais une célébration de l’impossibilité de la subjectivation, de l’espace de séparation des termes et identités bloqués par le sacré, la sacralisation… de la langue, en l’occurrence, « en retrait de l’histoire5 ». Toutes les opérations philosophiques qui mettent le poème dans « la langue » finissent dans le « rapprochement » comme analogie, semblance, imitation, traduction… métaphores d’une relation hors relation puisque « rassembler de cette manière fait se ressembler6 » quand la relation devrait justement différencier ! Le poème-relation invente la dissemblance » contre le rythme des autres », comme dit Henri Michaux.
4Le problème n’est pas sociologique, il est en effet poétique avec les implications éthiques et politiques qui l’accompagnent : le nihilisme contemporain est une continuation par d’autres moyens de la dichotomie langage ordinaire/langage poétique entretenue depuis toujours mais réanimée par la philosophie, par ce qu’on peut appeler tout le courant pragmatiste – en cela je dissocie la pragmatique du langage de ce que j’appelle les pragmatistes qui réduisent l’attention au langage à l’évaluation de ses effets en termes d’actions. Si pour Gleize « la poésie est (donc) interrompue », reprenant là le cliché lancé par Denis Roche, c’est justement parce que le nihilisme oblige à naturaliser le « fait que tout doit disparaître » en même temps qu’il essentialise « la poésie » la rendant intemporelle, la déshistoricisant non dans ses manifestations – ce qui maintiendrait une essence première – mais dans ses représentations. Les nihilistes ne veulent pas, paradoxalement, de sa disparition : ce sont des adorateurs, des célébrateurs du veau d’or. D’où leur fascination pour l’excès, l’intense (« foncer, s’enfoncer », « jusqu’au fond »), le blasphème (« insulter la mort, sans fin »), etc. Bref, leur culte de « la nudité intégrale ». « Voilà ce qu’il faut faire. / Accéder au principe de nudité intégrale » : mais nous sommes en plein conte d’Andersen, « les habits neufs de l’empereur » à condition de renverser le cri du petit enfant dans la foule et de l’appliquer à « la prose de la prose », c’est-à-dire à la poésie pour Gleize : « mais elle n’est pas nue du tout ». Car ce que veulent croire ou faire accroire les nihilistes c’est à la poésie sans langage, sans poème, sans historicité, et donc sans nudité vivante, jamais connue d’avance, jamais soumise. Ils veulent exactement un côté de la médaille des instrumentalismes langagiers, au revers du pôle de l’ordinaire des pragmatistes, la face du grand transparent (voir leur attachement à Duchamp quand ce n’est pas leur duchampisme), au revers du pôle des usages ordinaires la face des corps sans langage, des mots sans histoire, des poèmes avant les hommes.
5Les tenants du « principe de nudité intégrale » continuent ce que Michel Foucault signalait :
Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n'est pas qu'elles aient voué le sexe à rester dans l'ombre, c'est qu'elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret7.
6C’est le désengagement du poème auquel un tel principe oblige : sa réduction à l’instance culturelle, littéraire si l’on veut, artistique si l’on préfère car les arts visuels comme canton de l’esthétique générale ont de plus en plus la prétention de légiférer la principauté des « poètes ». Ce qui n’est pas sans évoquer le fait que les poètes de ce principe, en vacances de poésie, en congé de langage, ne sont que les horribles travailleurs (de la langue, de la peau de la langue, de la mort de la langue, de la fin du signe…) d’une nudité intégrale de magazine quoiqu’ils en disent et dans des versions hard ou soft, glacé ou granulé, Helmut Newton ou Sophie Calle … Mais le poème, lui, dans son intempestivité, engage une nudité dans et par le langage, tout le langage et le tout du langage, jusqu’à une anthropologie historique du langage qui implique une éthique et une politique, autant qu’une poétique, du corps et de la nudité avec le poème, de leur invention à chaque fois neuve. On feuillette les magazines qui nous achètent pour pas grand chose ; on effeuille le poème qui nous donne tout.
7Aussi, je repars d’une remarque de Humboldt :
Ce n’est que par la conjonction opérée par l’intermédiaire du langage entre autrui et moi-même que prennent naissance tous les sentiments susceptibles de solliciter la totalité de l’homme et qui atteignent leur plus haute expression dans la relation privilégiée de personne à personne, telle que l’amitié, l’amour et la communauté d’idées l’incarnent8.
8Remarque que prolonge celle-ci, qui décisivement oblige à repenser toutes les hypothèses réductrices :
Dès qu’on accepte de voir dans le langage l’élément solidaire de l’être même de l’homme et de ce qu’il porte en lui de plus profond, on tourne résolument le dos à toute hypothèse réductrice […]9.
9Pour ne pas mettre la nudité sous la coupe des hypothèses réductrices, il faut rendre premièrement la nudité au langage et ne plus en faire une question de vue, de coup d’œil, de voyeurisme : sortir du dualisme visible, invisible et de ce qui s’en suit : voilé, dévoilé et vêtu, dénudé. Parce que le langage oblige à sortir de la représentation, du thème, de ce que ça dit, il oblige à sortir la nudité de la peau : plus précisément, parce que le langage n’est pas réductible au sens à moins de changer le sens du sens, de le mettre dans le mouvement d’une activité infinie, celle de la relation dans et par le langage, la nudité n’est pas réductible à la découverte de la peau à moins de changer la peau de la peau, du moins de la mettre dans le mouvement d’une activité sans frontière, non pas surface mais lumière, non pas objet mais sujet, sujet-relation.
Ta nudité
La nudité n’est pas un état du corps, c’est le corps qui devient corps-relation
La nudité n’existe pas, c’est ta nudité qui est, c’est-à-dire qui me fait
Je te vois nue dans ta main, dans tes yeux, avec tout le maquillage qui te couvre, les vêtements qui te protège ou te montre, les bijoux qui en signalent d’autres
Je ne te vois pas nue, je te rencontre nue, je t’approche nue
Ta nudité est le nom que je donne à notre relation
Ta nudité est la matière de notre amour
Tu es nue donc je t’aime
On comprend que ta nudité me déshabille plus que je ne te déshabille du regard ou avec mes mains : elle me met à vif : elle me rend vivant jusque dans ce qui fait signe de mort : plus fort que la mort
Ta nudité met ta vie dans ma vie
L’origine du monde de Courbet n’est pas vraiment vu quand on veut réduire la mise à nu à la monstration d’un secret, à l’ouverture d’un temple, à l’accomplissement d’un interdit, etc.L’origine du monde de Courbet, c’est l’extraordinaire lumière de la jouissance autour de sa propre invisibilité, de son inconnu, de la nudité comme inconnue de la relation. Ce tableau ne demande pas d’être voyeur mais voyant. C’est toute la différence entre la maîtrise et l’abandon, le dévoilement et l’extase, le plaisir et la jouissance. L’origine du monde ne montre pas l’invisible, il crée l’invisible, c’est-à-dire tout ce dont on a besoin pour vivre la vraie vie
Le plus obscène dans de telles scènes c’est peut-être le visage, et je crois que ta nudité m’apparaît le plus dans tes yeux, les yeux dans les yeux ou autrement la main dans la main
Ta nudité nous met dans l’impossible : elle nous porte
On ne porte pas la nudité, on est porté par elle : on est emporté : ta nudité nous jette dans ce que Marina Tsvetaieva appelait « tomber dans tomber »
Ta nudité est obscène mais pas de cette obscénité qui écrase au lieu d’élever, qui trompe au lieu de révéler
Ta nudité n’est pas un quart d’heure de célébrité c’est une expérience infinie du continu du corps et du langage, de la relation qui nous fait être au plus loin, profond, haut, qui nous fait danser, voler, nager, courir, dormir tout en même temps
S. R.10
10Ta nudité c’est le noyau poétique de notre relation, c’est l’origine de notre avenir.
11Il faut rendre la nudité au corps et ne plus en faire une question de chair voire de peau impossible à trouver autrement qu’en répétant les dualismes de la surface et de la profondeur, du voilement et du dévoilement. La nudité n’est pas une question, encore moins une vision, surtout pas la question de la visibilité (vs. l’invisibilité). La nudité est une activité, une activité langagière : relation et même cœur de la relation dans et par le langage. Ceci n’est pas une proposition, c’est une conviction, un problème actif qui n’a pas d’explication mais autant d’engagements que d’expériences : à chaque fois invention ou risque de s’y perdre, de s’y faire prendre, d’être perdu, éperdu. Ce que Gilles Deleuze suggérait à sa façon :
Il s’agit [...] de produire dans l’œuvre un mouvement capable d’émouvoir l’esprit hors de toute représentation ; de faire du mouvement lui-même une œuvre, sans interposition ; de substituer des signes directs à des représentations médiates ; d’inventer des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitations, des danses ou des sauts qui atteignent directement l’esprit11.
12La nudité comme l’inconnue de chaque ligne du poème : au bout ou au milieu ou là où on ne l’attendait pas : un agrandissement sans mesure possible. La nudité dans et par le langage c’est cette incommensurable. La nudité n’est pas sur un corps autre que le corps langage : c’est l’inconnue de la relation dans et par le langage. Comme le regard, comme le sourire, la nudité qui fait être dans l’intensité maximale, est pure relation, relation de la relation : c’est l’extime qui vient au sujet du langage. Tous les vêtements que les codes culturels et rhétoriques savent si bien mettre sur ce qui ne saurait se montrer : non des interdits, parfois même des ouvertures aguichantes, des échancrures séduisantes, mais qui, toujours, empêchent que la nudité fasse la lumière du corps-langage dans son continu le plus fort, le plus engageant, engageant le poème, renversant le langage en son cœur même : la relation ou ce que Walter Benjamin appelait « le centre intouchable de toute relation » ou le « noyau poétique », « unité fonctionnelle du liant et du lié », ou encore « intensité du lien unissant les éléments sensibles et les éléments spirituels »12.
13L’anorexie est certainement la recherche désespérée d’une nudité sans corps comme l’aphasie est la recherche désespérée d’une nudité sans langage : ces deux expériences montrent la force de l’impossible dans une société qui veut instrumentaliser et les corps et le langage. Sous le nom d’anorexie, on peut rassembler toutes les expériences qui, depuis les traditions mystiques, mettent le corps en souffrance – ce qui n’exclut pas toute jouissance, et sous le nom d’aphasie toutes les expériences qui, depuis l’entêtement de l’infans, mettent le langage dans le manque. L’enjeu est politique et éthique : il ne s’agit pas de soigner et encore moins de guérir, et en cela le poème n’est pas une potion magique (oracles et autres grands prêtres des congrégations poétiques) ou une posologie de laboratoire (OULIPO et autres ateliers et fabriques d’artisans-entrepreneurs de plus en plus manageurs). Le poème ni un mystère (dévoilement) ni une forme (déconstruction) mais une force (appel, relation13). Il s’agit de faire vivre l’impossible qui est inexorablement condamné par ces assignations maladives à faire symptôme et seulement symptôme en vue de leur traitement thérapeutique, c’est-à-dire en augmentant la schizophrénie générale. Remettre en mouvement l’utopie de la nudité, c’est vivre toutes les incorporations dans et par le langage et vivre le maximum de relation langagière dans et par tout ce qui fait incorporation : tout ce que peut un corps, un corps langage et un langage avec le plus corps possible, un corps le plus possible dans et par le langage. L’enjeu est alors de l’ordre de l’invention d’un poème-relation : nudité d’une relation de la relation : corps du corps et langage du langage. Noyau poétique du corps, du langage, du corps-langage : chaque fois nudité comme l’éblouissement, le vertige, l’effroi même, devenue vie et donc non bloquée à la stase qui pétrifie.
14La nudité est alors une critique générale de la société, de l’individu, la brèche de toutes les subjectivations comme interaction la plus forte du langage et de l’éthique dans et par le corps-langage : un conatus au sens de Spinoza, une force d’existence. Ce qui permet de dissocier alors les utopies des promesses trompeuses, les forces jubilatoires des manipulations séductrices, les mensonges qui font vivre de ceux qui piègent toute force de vie dans des traquenards…
15La nudité fait alors une critique des séparations comme celle, juridique, du public et du privé, et surtout comme celle, anthropologique, de l’intime et de l’impersonnel, du proche et du lointain : la nudité effectue des renversements incessants dans ce qui n’est plus contradictions mais au mieux tensions.
16La nudité, comme impossible de la relation, permet de comprendre ce que Humboldt signalait à propos de l’interaction à l’œuvre dès qu’on veut observer quelque fait linguistique que ce soit :
La langue ne peut se produire que d’un seul jet, ou, plus précisément, elle doit posséder, à chaque instant de son existence les attributs qui font d’elle un ensemble consistant. Émanation immédiate d’un être organique dont elle traduit la double vocation sensible et spirituelle, elle partage la nature de tout ce qui est organique dans la mesure où chaque élément n’existe que par l’autre et où leur somme ne subsiste que grâce à l’énergie unique qui sature l’ensemble. Son être ne cesse de se réitérer à l’intérieur d’elle-même, en décrivant des cercles plus ou moins amples, mais toujours concentriques ; la phrase la plus simple engage, pour autant qu’elle implique la forme grammaticale, l’unité de tout le système ; et avec la réverbération, dans la liaison des concepts les plus élémentaires, du tissu entier des catégories de la pensée, avec la polarité du positif et du négatif, de l’élément et de l’ensemble, de l’unité et de la pluralité, de l’effet et de la cause, de la réalité et du couple possibilité-nécessité, du conditionné et de l’inconditionné, avec l’espace et le temps dont les dimensions se répondent l’une à l’autre, avec l’affectivité dont toutes les nuances baignent dans une atmosphère commune, l’expression n’est pas plus tôt parvenue à concentrer les idées selon un maximum de clarté et de rigueur, qu’on se trouve en présence d’un tout de la langue, quelle que soit la profusion des termes. Chaque segment exprimé instaure l’inexprimé, ou le prépare14.
17Alors, la nudité comme l’impossible de la relation ou la relation de l’impossible que fait le poème est de tout le langage : utopie d’un langage entièrement poème. Voici une perle, c’est l’étymologie latine de Marguerite, une comptine qui passe de bouche en bouche pour un effeuillage du langage :
Marguerite, / Fleur petite, / Verte au pied, / Rouge autour, / Dis-moi quelles sont mes amours. / Il m’aime / Un peu, / Beaucoup, / Passionnément, / Pas du tout.
18On relit cette comptine recueillie par Pierre Roy (1994), l’illustrant d’une jeune fille effeuillant sa jupe. Une métrique ( 3-3-3-3 / 8 / 2-2-2-4-3 ) dans un cadre presque symétrique (12 / 8 / 13) qui aurait pu l’être avec un dernier « vers » réduit à « Du tout », mais l’attaque qui est aussi importante que la rime imposait « Pas du tout » comme chute répondant à l’envol (« passion ») et à la chute (« mensonge ») du « Passionnément »15. Après le ronron du bonheur du premier quatrain (rimes, allitérations et assonances) interrompu par l’interrogation indirecte, le doute du huit-syllabes central qui se décompte dans le déséquilibre (2-3-3), et la relance sur des longues dans les trois vers de deux-syllabes, s’allongeant encore plus dans le quatrième puis revenant au trois-syllabes qui n’est pas une répétition des premiers vers de la comptine mais leur transformation en une déception : un rien proche du nada des mystiques, qu’offre la négation et l’arrêt vocalique qui reprend pourtant la rime du dernier vers de la première strophe (de « Rouge autour » à « Pas du tout ») sans le prolonger dans la consonne de Marguerite… Claudication qui fait pencher, entrer en relation.
19L’effeuillage prosodique est une dénudation du corps langagier qui tourne autour, pour y tomber peut-être, de la bouche, le sexe, la fleur d’ombre. En élevant le compte trop vite de « un » à « beaucoup », la passion est passée sans reste autrement qu’à recommencer, car on n’en finit pas d’effeuiller la comptine, le langage, son infini, son chant : « Dis-moi… ». Relance par le milieu de la comptine comme un incessant jeu qui empêche à chaque moment du processus relationnel langagier de s’arrêter car « ni dans les concepts, ni dans la langue elle-même, il n’y a place pour des éléments proprement discontinus16 » :
Lorsque l’âme s’éveille vraiment au sentiment que la langue est bien autre chose qu’un moyen d’échange servant à la compréhension mutuelle, un véritable monde que l’esprit doit instituer entre lui et les objets en mettant au travail son énergie propre, elle se trouve dans les conditions qui ouvrent toutes les promesses d’un enrichissement mutuel.17
20Pourtant la nudité de la relation peut engager toutes les contradictions, toutes les tensions. Je prends un seul exemple avec Henri Meschonnic18 :
même si nous sommes nus comme
la nuit
notre force
ce n’est pas nous
c’est le silence entre nous
21Remarque rapide sur ce poème de Henri Meschonnic : une invention de la relation, « c’est le silence entre nous », avec un « nous » qui au cœur du « je-tu » met le « on », avec l’intime et l’anonyme emmêlés dans et par la prosodie avec ses deux jambes allitératives (le « n » et le « s », les deux lettres qui renversent « sommes » et « comme », l’anonyme en intime et inversement). La « force » du poème qui est aussi « notre force », c’est ce silence que ce poème invente comme relation infinie qui renverse l’érotique et le politique faisant face à l’événement historique (l’extermination nazie des juifs d’Europe) dans son éthique : la nudité est impuissance et puissance tout à la fois, le silence est mutisme et volubilité également. Mais ce n’est pas une alliance des contraires : plutôt une écoute d’un rapport inédit qui entend au maximum le corps-langage du poème force de vie.
22Jusqu’à ce que Pierre Emmanuel associe nudité et dénuement, dans une présentation de Joseph Brodsky en 1966 :
Faire face : répondre à quelque secrète sommation ; le dénuement et la dénudation sont le premier acte spirituel authentique, acte consécrateur au seuil de la vie nouvelle. [...] Nudité et misère s’inversent en plénitude et splendeur, comme si la perfection de l’art et de l’être, dont chaque être humain est une image unique, n’attendait que cette épreuve radicale pour se révéler en nous à nous-mêmes.19
23C’est aussi le défi lancé par Apollinaire dans Calligrammes, à chaque fois qu’on veut tester un poème :
Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde
Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent
     Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille
24Ce travail de l’oubli n’a rien d’une célébration de la perte… ou de l’oubli ; il est encore moins leur esthétisation ; il est simplement le travail de l’écoute qui exige un abandon et pourquoi pas un certain dénuement. Une écoute, une attention, c’est ce que demande l’engagement du côté de la nudité comme l’impossible de la relation : dénudation de l’entendement. Oui, la nudité n’est pas à voir mais à entendre : « où la nudité est un souffle »20.

Notes de bas de page numériques

1. Phrase que Bernard Noël mettait en épigraphe à son roman Les premiers Mots (Flammarion) en 1973.
2. J.-M. Gleize, Le Principe de nudité intégrale. Manifestes, Seuil, 1995 (toutes les citations viennent de cet ouvrage).
3 M. Deguy, L’Énergie du désespoir ou d’une poétique continuée par tous les moyens, PUF, “ Les essais du Collège international de philosophie ”, 1998. M. D. est le poète par excellence de l’apophansis : poète du signe et poète des “ affaires culturelles ” : poète du “ geste qui montre (dévoile) – qui montre la monstration (l’index et non la lune !) ” (p. 54). Bref : poète de la poésie et non du poème. On comprend dès lors que ma diatribe n’a rien de sociologique même si le sociologue ici ne peut que confirmer.
4. M. Deguy, L’Énergie du désespoirop. cit., p. 71.
5Ibid., p. 72.
6 .Ibid., p. 85.
7. M. Foucault, Histoire de la sexualité, 1, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 49.
8. W. von Humboldt, “ Le duel ” (1827), dans Introduction à l’œuvre sur le kavi, Seuil, 1974, p. 123.
9Ibid., p. 126.
10. Je tiens à signer les poèmes avec le nom d’écrivain, Serge Ritman (S. R.), non pour séparer la vie et la littérature, l’essai et le poème, mais pour penser les résonances, travailler à leur continu dans la plus grande tension, dans le plus vivant des circonstances.
11. G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, “ Épiméthée ”, 1968, p. 16.
12. W. Benjamin, “ Deux poèmes de Friedrich Hölderlin ” dans Œuvres 1, Gallimard, “ Folio ”, p. 91 et suivantes.
13. Il faudrait ici citer tout le Clio de Charles Péguy et entendre en même temps la Prose du transsibérien de Blaise Cendrars.
14. W. von Humboldt, “ La recherche linguistique comparative dans son rapport aux différentes phases du développement du langage ” (1820), dans Introduction à l’œuvre sur le kavi, Seuil, 1974, p. 72-73.
15. Je ne peux m’empêcher de signaler le poème époustouflant du “ poète du bégaiement ” (voir Dominique Carlat,Gherasim Luca, l’intempestif, José Corti, 1998, p. 33), Gherasim Luca (1913-1994), “ Passionnément ” dans Le Chant de la carpe, José Corti, 1986.
16. W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kaviop. cit., p. 329.
17 Ibid.
18. H. Meschonnic, Nous le passage, Verdier, 1985, p. 51.
19. Pierre Emmanuel, “ Un poète métaphysique en URSS ”, dans Joseph Brodsky, Collines et autres poèmes, Seuil, 1966, p. 21.
20. B. Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1997.