samedi 19 décembre 2009

Enseigner la littérature avant la sixième

« Enseigner la littérature avant la sixième », dans Le Français aujourd’hui n° 85 (« La sixième »), mars 1989

Les contes à l'école


Les Contes à l'école, coll. « Parcours didactiques à l'école », Paris : éd. Bertrand-Lacoste, 1997, 158 p.

Notes sur ce livre:

Les Actes de Lecture n°60 décembre 1997

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"Les jeunes lectures durent toujours..."
Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse
Les contes à l'école


Tout au long de ce dossier, nous évoquons la nécessité pour les enseignants de bien connaître à la fois les textes officiels qui définissent les objectifs d'enseignement et agissent sur les pratiques, la littérature jeunesse à partir de laquelle s'effectue la sélection des livres et leur mise en réseau et enfin les théories de la lecture et de la littérature qui permettent de tenir compte en même temps des lecteurs et des textes. Pour accompagner ces réflexions qui ne cessent d'évoluer il existe des ouvrages qui approfondissent tantôt l'actualité des programmes et des pratiques, tantôt l'état de l'offre de livres, tantôt le point de vue de la recherche. Rares sont ceux qui tiennent les trois axes en même temps. Une collection, chez Bertrand-Lacoste (1), dirigée par Marie-Claire et Serge Martin tente pourtant de le faire avec trois premiers ouvrages : Le roman d'aventure à l'école/Danièle Marcoin, Les poèmes à l'école/Marie-Claire et Serge Martin, et Les Contes à l'école/Serge Martin. C'est ce dernier ouvrage que nous présentons ici.

Serge Martin est un auteur dont nous suivons le travail notamment à travers la revue Le Français Aujourd'hui (2) dont il est membre du comité de rédaction. Il y signe tantôt des textes sur l'actualité de la lecture et de l'écriture, tantôt des analyses alliant livres, auteurs, lecteurs et pratiques, tantôt des chroniques, sur la poésie, le plus souvent (3). Nous avions déjà signalé dans cette revue l'excellent livre auquel il avait participé Les Indiscutables : 99 livres pour bâtir une BCD (4). Dans la collection que nous évoquons ici il s'adresse aux enseignants des écoles maternelles et élémentaires, à leurs formateurs, avec les objectifs suivants :
« Chaque ouvrage relie un regard historique et critique à des propositions pédagogiques. Il réunit :
- une problématique en vue d'un professionnalisme à la hauteur des enjeux de l'école aujourd'hui ;
- des activités autour de groupements de référence (textes et images, livres et supports variés) pour les trois cycles de l'école ;
- une bibliographie pour l'enseignant, pour les élèves et la bibliothèque de l'école. »

Un regard critique et historique
Dans la première partie, après une introduction qui précise le choix emblématique du (des) Petit(s) Chaperon(s) Rouge(s) - sous-titre de l'ouvrage - et commente rapidement les textes officiels concernant la transmission des contes de 1972 à 1995, l'auteur emprunte un « détour doublement critique : parce qu'il interrogera les «théories de référence» (...) ; parce qu'il tentera de construire une théorie de la spécificité et de l'historicité des contes (...) Bref, il s'agit bel et bien de rendre au conte son actualité. » (p. 10)

Au cours de quatre chapitres où l'érudition le dispute à l'engagement, Serge Martin bouscule des représentations tenaces «la magie de l'heure du conte», refuse toute sédimentation des pratiques par les «savoirs savants» qui pourraient inciter, l'émerveillement passé, à faire disséquer les contes comme de simples structures mécaniques et constantes.

Quelques points ont particulièrement retenu notre attention dans cet ensemble qui peut parfois décourager les lecteurs peu informés par l'abondance de citations (mais ça devrait inciter à lire), la maîtrise des courants littéraires et du champ pédagogique... et le ton ça et là péremptoire, l'auteur étant connu pour faire franchement place nette avant de déployer des préférences qui, à l'en croire, sont les seules références possibles. Heureusement, il défend bien ce qu'il estime devoir être partagé et que nous partageons :

le refus de toute simplification, toute schématisation par l'affirmation constante de l'écriture et de la lecture comme des aventures non séquestrables dans des grilles, des étapes, des modèles à repérer et à reproduire : « Le jeune «scripteur» sait bien qu'on ne rédige pas un conte avec des ingrédients ; même si la liste est complète, il manquera toujours quelque chose. On n'écrit pas avec une recette voire des recettes, car l'écriture comme la lecture est d'abord aventure, risque et engagement. Dans le domaine du conte, on a vite compris qu'avec de tels ingrédients on perd l'énonciation pour ne garder qu'un pâle énoncé. » p. 46
- la défense de l'écriture, la revendication d'approches historicisées ne réduisant pas les contes en UN conte, genre littéraire primitif, issu d'un fond oral lointain, universel, sans auteur et donc sans écriture.
- les appels continus aux spécificités, au singulier, aux originalités des événements dès lors qu'il s'agit de rencontres toujours contradictoires entre des sujets et des oeuvres culturelles, de ce fait toujours vivantes.
- l'insistance à faire du conte une lecture non propédeutique à d'autres lectures à venir, plus complexes mais bien une lecture savante tout de suite.


Activités pour les trois cycles de l'école

Dans la deuxième et la troisième parties, suivent des propositions didactiques :

Autour de cinq thèmes (deuxième partie) :

- la lecture comparative des contes
- les usages culturels des contes
- l'analyse des personnages
- la lecture de parodies
- le recours aux images pour une meilleure lecture

Pour une entrée dans la forêt de quelques contes : Le Chat Botté, les frères Grimm accompagnés par les images de Maurice Sendak et une lecture de La petite fille aux allumettes.

L'ensemble de ces propositions est constamment nourri de références, d'incitations à croiser les lectures, à ne pas les enfermer, à découvrir encore au bout de plusieurs lectures d'autres ramifications, d'autres liaisons, d'autres jeux de sens possibles.

Il serait dommage de ne pas signaler que, lorsque Serge Martin ne trempe pas sa plume dans l'acide, son écriture est heureusement sulfureuse, aux opposés des consensus, des bienséances et des visions lisses de l'enfance et des textes. Ainsi, évoquant Eva (5) donne-t-il place aux visions de la ville de Joos : « Visions nocturnes de nos villes modernes qui, depuis Baudelaire, accentuent, énervent, les désirs inassouvis sur fond de déréliction : la tristesse profonde du monde. » ; ainsi compare-t-il Eva à « Yellä Rittlander, la petite fille qui jouait dans Alice dans les villes » ; ainsi présente-t-il le départ d'Eva, la petite vendeuse nocturne de fleurs « les fleurs du mal ? » : « Une rose rouge reste là, devant le lecteur qui se souvient du nez rouge du clown du voyage d'Oregon qui gisait dans la neige à la toute fin de cet album aux deux mêmes auteurs (Le Voyage d'Oregon, Pastel, L'École des Loisirs, 1993 ; l'épitaphe en était le poème « sensation » d'A. Rimbaud.) » ; ainsi rejoint-il le lecteur « au seuil d'un retour à la réalité qui ne soumet plus l'impossible à l'étroitesse du possible. Si le « n'écrire que du vent » de Boris Vian vient en épigraphe à ce livre, c'est pour rappeler que le livre dit pour enfants ne doit pas oublier le non serviam que Baudelaire revendiquait quant à la poésie - et que nous revendiquons volontiers pour toutes les oeuvres à l'école et particulièrement pour les contes. Aussi Rascal et Joos lancent-ils un défi qu'ils tiennent jusqu'au bout. Le livre en témoigne : le récit d'une enfance libre a lieu dans un monde où elle n'a pas lieu d'être, étant donné ce qu'il est. » p. 146. À

(1) Il s'agit chez Bertrand-Lacoste de la collection Parcours didactiques à l'école.

(2) Le Français aujourd'hui, Revue trimestrielle de l'Association des Enseignants de Français (AFEF) , 19 rue des Martyrs, 75009 Paris.

(3) Dans Le Français aujourd'hui n°118, nous vous recommandons sa chronique sur Claude Ponti : De la répétition au rythme.

(4) Les indiscutables : 99 livres pour bâtir une BCD, raymond Le Loch, Claude Le Manchec, Marie-Claire Martin, Serge Martin, Annie Perrot, Janine Thibaud, CRDP du Val d'Oise, Bât. Jacques Lemercier, ( avenue de la palette, 95000 Cergy.

(5) Eva ou le pays des fleurs, Rascal et Joos, Pastel, École des Loisirs, 1994.
Yvanne Chenouf


Un commentaire sur le blog de Sirene à Mostaganem (Algérie) :

Pourquoi et comment Jean-Luc Parant se répète-t-il ?

« Pourquoi et comment Jean-Luc Parant se répète-t-il ? » dans Kristell Loquet (dir.), Jean-Luc Parant. L’évasion du regard, Catalogue de l’exposition présentée du 18 avril au 30 mai 2009, Médiathèque Voyelles, Charlevilles-Mézières, 2009 (10 avril), p. 47-58.

jeudi 17 décembre 2009

À l’œil ! dixit Spinoza







« À l’œil ! dixit Spinoza » dans Europe, n° 882 (« Gustave Roud »), octobre 2002, p. 225-228.
Repris dans Eclairs d'oeil, Tarabuste, 2007, p. 15; 16-17; 18-19 et 25-26.

Le Chant des chants : une traduction relations et autres textes


« Le Chant des chants : une traduction relations » dans Pascal Michon (dir.), Avec Henri Meschonnic. Les gestes dans la voix, La Rochelle, Himeros/Rumeur des âges, 2003, p. 89-102.

Avec Henri Meschonnic, la pensée, le poème comme un continu du vivre langage

« Avec Henri Meschonnic, la pensée, le poème comme un continu du vivre langage », dans Continuum n° 5 (« Henri Meschonnic »), avril 2008, association israélienne des écrivains de langue française, p. 63-73.

Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël

« Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël » dans F. Scotto (dir), Bernard Noël : le corps du verbe, Colloque de Cerisy, Lyon : ENS Editions, 2008, p. 69-82.

Voisiner en poète : avec Henry Bauchau habité d’altérité

« Voisiner en poète : avec Henry Bauchau habité d’altérité » dans Catherine Mayaux et Myriam Watthee-Delmotte (éds.), Henry Bauchau : écrire pour habiter le monde, coll. « L’Imaginaire du texte », Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2009, p. 63-72.

Écouter l’autre en écoutant le poème du langage

« Écouter l’autre en écoutant le poème du langage », dans D. Groux (dir.), Pour une éducation à l’altérité, coll. « Éducation comparée », Paris : L’Harmattan, 2002, p. 73-84.

Le poème, une éthique pour et par la relation rythmique (notes sur Henri Meschonnic et Ludwig Wittgenstein)

"Le poème, une éthique pour et par la relation rythmique (notes sur Henri Meschonnic et Ludwig Wittgenstein) » dans B. Bonhomme et M. Symington (éds.), Le Rythme dans la poésie et dans les arts, Interrogation philosophique et réalité artistique, Paris : Honoré Champion, 2005, p. 357-373.

Les albums, un problème pour la vie et la théorie du langage

« Les albums, un problème pour la vie et la théorie du langage » dans Christiane Pintado, Florence Gaiotti et Bernadette Poulou (dir.), Modernités n° 28 (« L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ? »), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, novembre 2008, p. 253-263.

Auteur, lecteur : la relation dans et par le langage


« Auteur, lecteur : la relation dans et par le langage », colloque « L’auteur entre biographie et mythographie », Bordeaux III, 20-21 mars 2002, dans B. Louichon et J. Roger (éds.), Modernités, n° 18 (« L’auteur entre biographie et mythographie »), Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p.

Faire récitation, faire poésie...


« Faire récitation, faire poésie, produire un poème : chercher le ton ou chercher la voix ? » dans F. Marcoin (dir.), « La poésie de l’école », Cahiers Robinson, n° 11, Arras : Université d’Artois, 2002, p. 81-97.

mardi 15 décembre 2009

S’asseoir sans chaise avec les cubomanies et les ontophonies de Ghérasim Luca



« S’asseoir sans chaise avec les cubomanies et les ontophonies de Ghérasim Luca », Diérèse, revue trimestrielle de poésie & littérature, n° 46, Ozoir-la-Ferrière, automne 2009, p. 171-186.

lundi 14 décembre 2009

La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation

« La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation » dans Laure Himy (dir.), Questions de style (« Vous avez dit prose ? »), Presses Universitaires de Caen, 2009, revue électronique et article à l’adresse : http://www.unicaen.fr/services/puc/revues/thl/questionsdestyle/print.php?dossier=dossier6&file=08martin.xml

Je trouve le trou blanc de l'univers



« je trouve le trou blanc de l’univers » (poème avec collage en boule) dans Le Bout des Bordes, Le Journal de la Maison de l’Art vivant, n° 9/10, 29 octobre 2004-29 octobre 2005, Al Dante, 2005, p. 76-77.

Les enfants de Le Clézio : des corps-langage fabuleux


« Les enfants de Le Clézio : des corps-langage fabuleux » dans Cahiers Robinson n° 23 (« Le Clézio aux lisières de l’enfance »), UFR Lettres et arts, Université d’Artois, mars 2008, p. 77-88.

Le Clézio et Les Cahiers du chemin (1967-1977)




« Le Clézio dans Les Cahiers du chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs : chemins vers une anthropologie poétique avec des poèmes-relations » dans Les Cahiers le Clézio n° 2 (« Contes, nouvelles et romances » sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault), Paris, Complicités, p. 171-184.

Ta Résonance





Ta Résonance, avec des lavis de Colette Deblé (un cahier de huit pages), Saint-denis-d’Oléron, éditions Océanes, mars 2003,126 p.

Notes de lecture

Henri Meschonnic dans Aujourd’hui poème n°47 (janvier 2004)

Il y a une ivresse des mots chez Serge Ritman, auteur de déjà une bonne huitaine de livres de poèmes. Poète de la relation amoureuse qui invente sa manière de se dire avec une sorte de jubilation communicative, qui semble précipiter le débit, dans une volubilité qui charge sa parole où se presse le désir : « dans toutes ces / résonances de ton corps qui s’infinit / tes yeux et gestes / multiplient l’instant / qui a toujours été sera » (p.11), ou : « une femme me traverse / comme ta voix » (p.12). Séquences brèves qui se succèdent sous l’épigraphe heureuse et rare du poète russe Annenski : « L’impossible est tout ce que j’aime ». Puis un poème plus long tout mêlé de Chagall et du Cantique des Cantiques, le Chant des chants, et qui se découpe sur des lavis de Colette Deblé, reproduits dans le livre. J’aime ce qu’il y a de cosmique dans l’érotisme de ces poèmes : « Avant que les nuages se retirent la lumière est là pour être prise sur ta bouche. Dans la mer et avec la brise que les nuages font, elle monte la lumière dans tes yeux. Tu les fermes ? » (p.63). Ils sont suivis de proses, au rythme entrecoupé, segments d’un dire sans commencement ni fin : « […] je veux dire que c’est bien quelqu'un d’autre que ce moi qu’en tout cas c’est quelqu'un qui ne sait pas qui il est et qui ne peut que se découvrir à ses risques et périls te trouver non dans les mots mais dans des paroles qui engagent une aventure pas plus prévisible que celle de nos corps mais l’incluant celle-ci et emportant et nos corps et notre histoire et nos paroles ces paroles qui nous tiennent même si on ne les tient pas je t’aime peut-être alors à ce moment d’abandon le poème comme ces rimes je tu » (p.67). Et il y a aussi du rire, et il sait jouir de la truculence, constamment dans l’imprévisible et les déraillements d’une voix qui travaille à se découvrir, à dire « l’infini de la relation » (p.105), « l’inconnu de la relation » (p.110). C’est à la fois extraordinairement défait, disjoint, et tenu : « les poèmes / – ne racontent pas / greffent en crise » (p.121). Un tempérament. Ça ne s’oublie pas. Allez écouter un peu cette résonance.


Philippe Païni

dans Europe n° 900 (avril 2004), p. 346-348.

Le poème est toujours poème d’amour et poème de combat. Son utopie, c’est ouvrir un espace dans les formes fermées des Lieux Communs de la Poésie. Lui commence quand finissent ses définitions à elle. Il a des armes et des baisers dans la bouche.

Il est grand temps d’en finir avec le cauchemar idyllique de la Poésie. Avec le grand Sens majuscule qui nous surveille du coin de l’œil, comme un dieu, pour devant les fruits de l’arbre nous émasculer. Avec la Présence enfin définitive de l’Etre pris par des chasseurs naïfs dans des filets de peu de mots. Avec l’Eden rêvé où l’on ne croit que ce qu’on voit, et l’espoir toujours déçu de la transparence du langage. Ta Résonance, le nouveau recueil de Serge Ritman, est une nouvelle pierre dans ce jardin-là, qui pue le renfermé parce que ne cesse d’y pourrir la vieille langue poétique.

C’est dehors le monde, opération portes ouvertes. Il suffisait, pour enfin sortir, de prêter moins d’attention au reflet qu’à l’écho. Parce que le jardin, c’est la caverne. La caverne est dans les têtes, et chaque tête c’est le monde entier qui commence et la caverne qui s’ouvre, dès le maintenant toujours naissant où une voix s’écrit, une oreille dans la bouche.

Le paysage-image : « Faut-il ajouter que son absence n’est pas là non plus pour suggérer une quelconque présence ? » (« Comme s’il manquait toujours l’image », p. 70)

Le motif de la mer, ici partout, est passage et non paysage, parce qu’il efface les distinctions qu’y met le signe, de la description à l’évocation – le devenir voix de voir. Le poème de la section « Quelques lignes pour une marine », qui commence par « Je vois » et se termine par « Tu entends ? », est emblématique par son ouverture, de « je » à « tu » et la tonalité suspensive de l’interrogative. Il a fallu, pour parvenir au « Tu entends ? », répondre au « Je vois » par un « je ne vois pas ». Il ponctue une chaîne où les mots du mouvement riment, par leur signification et leurs sonorités : « traversée d’un air infini avec les yeux ; traversée d’une marine », « suivent », « mouvement », « avancée », « suivent », « vagues ». Le paysage n’est pas donné à voir, mais donné à entendre. Non imposé par l’évidence autoproclamée d’un regard, mais proposé : tout un monde, non fermé sur un sens caché que le poème révèlerait, mais s’inventant dans l’ouverture vers l’inconnu de la relation, ce que fait entendre l’interrogation. Ainsi, la « résonance » est l’invention continuée, dans le poème, non seulement de son sujet, mais aussi de son « interlocuteur providentiel » (Mandelstam) – et mutuellement l’un par l’autre. Et le poème, alors, est une activité marquée par « la réciprocité » (c’est le titre d’une autre section), et c’est encore à Mandelstam qu’on pense : « Si je connais déjà celui à qui je parle […] je n’aurai pas l’opportunité de m’émerveiller de son émerveillement, de me réjouir de sa joie, d’aimer de son amour. » (De l’interlocuteur, essai de 1913) « Aimer de son amour », tout est là.

Et c’est dans le poème « Rimes intérieures » (dédié à Bernard Noël), au centre du recueil, que se théorise cette pratique, et qu’exemplairement se pratique cette théorie : « il suffit de le faire d’oser de risquer l’ailleurs l’autre l’inconnu qui ne sont pas là déjà ou alors on refait du déjà fait déjà là déjà connu déjà poème donc plus poème avant de le lire ou de l’écrire le poème comme le tu du je le poème ». Où l’absence des signes de ponctuation met le silence dans la syntaxe, la bouche dans l’énoncé, l’énonciation dans l’oreille – quand d’autres ne font entendre que l’énoncé écrit sans bouche, et y font des réserves de blanc pour illustrer leur mystique de l’indicible.

Et c’est pourquoi, aussi, la répétition, chez Serge Ritman, n’est pas l’éternel thrène des poètes paysagistes, qui ont fait de l’impuissance à décrire l’obsession sans joie de leurs œuvres et du repentir une théo-poétique négative. Ici, la répétition érotise l’espace du poème où la relation est vivante. Devant les tableaux de Chagall, dans « Avec des baisers de sa bouche », le poème ne peut se borner à l’illustration verbale du peint. Il ne renchérit pas non plus sur ce qu’il montre, et, du coup, avec, aussi, la mémoire du Chant des chants, le poème n’est plus devant le tableau mais dans la peinture, et c’est à partir d’elle que se fait le poème (le poème, c’est fait pour partir, pas pour s’asseoir ; et c’est pareil pour le tableau : même assis devant le tableau, on part dans la peinture). Non, le poème récite l’aventure d’une voix amoureuse où le lecteur aussi se prend à jouir. Quelque chose s’érige dans l’écoute qui n’est pas un temple ; mais le chant d’amour qui profane le temple, en efface les signes pour en faire l’espace nuptial du poème, où le sens tourne et fait tourner la mémoire dans l’oreille. Dans les cinq parties du poème, il faut lire le jeu des échos : la « bouche » du titre est partout. Les sonorités disséminées de tour, tourner, trouver, ouvrir font de parler le baiser même du poème.

Autre dialogue amoureux avec l’image : « Tatouages et grains de beauté » (offert en fac-similé) qui reprend les textes de « Tu à l’infini » en les inscrivant dans des silhouettes féminines de tableaux célèbres que citent Colette Deblé. La « résonance » du poème se double de la transparence du papier (les formes, silhouettes et mots, se superposent) pour faire du sens une concrétion d’images et de langage, un présent complexe et pluriel qui approfondit la surface simple du dessin et la linéarité de l’écriture. « la représentation n’existe / pas au présent », dit le poème. Ici, le présent s’épaissit, montre ses strates, et la représentation n’est plus représentation, mais la mémoire de l’œil et de l’oreille s’ouvrant à l’inconnu sans cesse nouveau devant nous.

Pas la caverne. Pas l’Eden bête où les têtes s’enferment dans leur pureté frigide. Pas le Musée mais le monde. Tout comme dans tout le recueil – moins recueil d’ailleurs que départ proposé, utopique et joyeux, vers : le monde comme relation, toujours changeant, et « résonance », de sujet à sujet. Alors, d’accord pour la présence, pourvu qu’elle ait fait son deuil de la représentation (et de sa majuscule), parce que c’est ici l’amour quotidien qui parle et pas la nostalgie des images hiératiques. D’accord pour la présence, pourvu qu’elle soit « quelconque », mais source pourtant, jamais tarie, d’émerveillement lucide pour l’écoute amoureuse que Serge Ritman nous propose.


Alexis Pelletier dans Triages n° 16, éditions Tarabuste, 2004

Tentative de description d'un recueil d'amour (Serge Ritman, Ta Résonance, Océanes, 2003, 15 euros)

On sait que le terme résonance possède un sens qui touche aussi bien les phénomènes d'amplifi­cation des sons que l'effet de ce qui se répercute dans le cœur. Un titre comme celui choisi par Serge Ritman, Ta Résonance, place donc le recueil dans une optique qui entre dans le spectre - pour utiliser un autre terme acoustique - du lyrisme. Évidemment il y a dans le lyrisme aujourd'hui, une question inces­sante qui est celle du « comment chanter mainte­nant ? » La réponse n'est pas réellement donnée, sans doute parce qu'elle est introuvable, dans le recueil. Serge Ritrnan, au contraire, ne tend qu'à décliner plusieurs propositions qui cernent un domaine.

Le vers joue de certains décalages entre le souffle et la syntaxe pour induire une lecture rythmée. Un poème de la première partie du livre (« Tu à l'infini ») le démontre:

Tu m'es plus étrangère au plus près plus rien ne peut nous confondre même pas l'oubli et l'étreinte est déjà une confirmation comme l'éloignement défait tout ce qui nous

sépare ta peau refait mes cordes vocales

Tout se passe comme si l'autre, c'est-à-dire le Tu (et Serge Ritman de jouer sans exagération des toutes les possibilités sémantiques de ce Tu), aimé, requalifiait le corps et la voix de celui qui écrit. Et de ce retour à soi induit par l'autre, la langue sort comme neuve. Avec des poèmes un peu plus longs, le même mouvement semble présider à la deuxième partie du recueil « Avec des baisers de sa bouche », la troisième personne du singulier du titre créant une sorte d'effet d'attente, volontairement déçu par le poète qui ne s'adresse encore qu'au Tu de la première partie, un Tu enrichi cependant de la vision des tableaux de Chagall illustrant Le Cantique des Cantiques.

Puis vient la partie qui donne titre à l'ou­vrage, « Ta Résonance ».

Elle s'ouvre par huit poèmes qui aboutissent progressivement à ce qu'on pourrait appeler une raréfaction du signe. Les deux premiers commencent par un « J'ai vu » qui fait entendre comme le souvenir du « Bateau ivre » et où les vers sont presque mesu­rés, avec une forte tendance au décasyllabe qui se pro-longe jusqu'au sixième poème. Puis les deux derniers opèrent une rupture qui concentre l'écriture sur le don de l'autre :

je viens:

tu m'as dit

ce poème

Et bien sûr, ce qui se joue-là, c'est la multi­plicité du dire (dicter, lire, réciter, etc.)

Puis viennent trois groupes de poèmes en prose : « Courts réveils d'un instant », « Quelques lignes pour une marine », « Rimes intérieures ». A l'image des vers qui précèdent la prose n’est pas ponctuée. Elle aboutit dans le troisième groupe, à l'impossible définition du lyrisme :

le poème subjectif lyrique si l'on veut mais justement je veux dire que cela ne va pas de soi que le style émotif faisant passer celui qui parle devant ce qui est dit n'arrive pas à prendre le dit dans le je

Le groupe suivant « Comme s'il manquait toujours l'image », renoue avec la versification. Mais un vers plus long comme enrichi de l'expérience de la prose, expérience qui a été, aussi, celle de l'objet éloigné, je veux dire, celle de la troisième personne du singulier.

Faut-il ajouter que son absence n'est pas là non plus pour suggérer une quelconque présence ?

On le voit la ponctuation a fait son appari­tion, La langue s'est entièrement restituée par le chant lyrique.

Les deux derniers groupes de cette partie centrale (« Deux ou trois attelages sur la plage nue », « Rien ne tombe sous le sens ») sont la résonance des deux premiers.

tu tends

ta bouche

elle monte

la mer et la brise

ensoleillées

je te

prends

sur le dos

La partie suivante, « La réciprocité », est comme une méditation sur la manière de noter le corps (de l'aimée, de l'enfant, de l'amour) dans la phrase. Mais comme le lyrisme ne doit pas céder la place au je, les phrases sont courtes comme cassées par leur juxtaposition. Un lyrisme d'autant plus fort donc, qu'il refuse tout pathos

La mésange :

L'enfant chante en parlant. Il est tout langa­ge. Non tout est dans son langage. Les gestes de son corps parlent dans une écriture qui danse. L'air est sa page: sa voix avale le monde

La dernière partie du recueil, « Sans retour », produit une sorte de point d'orgue de l'ou­vrage. C'est la seule partie qui ne soit pas dédiée. Elle instaure un jeu entre deux personnes (Elle et Il), lais­sant la première personne du singulier en arrière plan, comme pour insister sur ce lyrisme débarrassé d'une marque trop forte de la subjectivité. Et tout converge vers la deuxième personne du singulier, donnant un sens très fort à la préposition qui fait le passage vers elle. Ta Résonance, en effet s'achève ainsi.

l'immédiateté

la neige

le gris

la - rafale

menaces par ta beauté

Il faut pour achever cette imparfaite description, dire combien l'écriture procède par secrets que la lecture révèle à demi. Les chiffres 5 et 8, par exemple, jouent un rôle considérable dans la structure du recueil. Et dire encore que sa première partie est illustrée, dans le cours de l'ouvrage (en léger décalage donc) par un cahier de 16 pages (2 x 8) de lavis de Colette Deblé.

Avec les poèmes de Bernard Vargaftig


(dir.) avec B. Bonhomme, S. Martin et J. Moulin, Méthodes !, revue de littératures française et comparée semestrielle, n° 15 (Avec les poèmes de Bernard Vargaftig. L’énigme du vivant, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, juillet 2008), Vallongues, printemps 2009

Introduction : « Avec les poèmes de Bernard Vargaftig, l’énigme du vivant », p. 9-11.


dimanche 13 décembre 2009

L'Amour en fragments


Serge Martin, L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Artois Presses Université, coll. « Manières de critiquer », 2006, 370 p.


Notes sur cet ouvrage:

Henri Meschonnic dans Esprit, n° 10, octobre 2005, p. 184-186.

Serge Martin fonde la relation comme un concept critique et un concept éthique, inséparablement. En quoi il fait de la pensée du poème une anthropologie, une invention du sujet qui implique une transformation de la pensée commune du langage.

C’est penser l’interaction contre le dualisme régnant : « il faut toujours recommencer à démythologiser la Raison » (p.10). L’amour y joue le rôle majeur. À travers la critique et la crise de ses expressions, et du « sentiment amoureux » lui-même, selon la poésie de « ces cinquante dernières années » (p.13). Ce qu’on appelle « l’époque », prise dans sa pensée du langage, « avec ce vieux couple, fond et forme, et avec ce vieux beau, le sujet » (p.13). Ce ratage du continu.

Repenser l’amour en repensant le langage, et réciproquement. Se dégager du dualisme en série qui oppose individu et société comme il oppose identité et altérité. Et ainsi rapprendre à lire, lire ce que fait un poème, quand il fait l’amour.

A commencer par la critique du « mythe de la mort de la poésie » (p.18), accompagné du mallarméisme des années soixante. Allez y savourer le détail. C’est un jeu. Vous reconnaîtrez de qui il s’agit. Les nostalgies de la poésie.

Du côté des linguistes défilent les dualismes, « la vieille opposition entre concept et affect » (p.29), langage et émotion. C’était le structuralisme. Serge Martin montre qu’on en sort en ne séparant plus les choses du langage et celles de la littérature. Ce qu’on appelait jadis l’écart. Repartir des poèmes pour penser le langage.

Ce livre contribue à mettre au passé, comme il apparaîtra inévitablement par la poétique, des « figures majeures » (p.36) du présent comme Ricœur et Habermas. De critique en critique, Serge Martin situe sa critique. Le problème, faire « indistinctement un sujet et une relation » (p.37). C’est le « pari » d’une « poétique de la relation » : faire « une théorie du sujet dans et par le poème du langage amoureux visant anthropologiquement tout le langage, le tout du langage puisque les opérateurs amoureux constitueraient les opérateurs les plus forts de la relation » (p.37).

C’est ce qui s’appelle penser Humboldt aujourd'hui : penser « le rapport avant les termes » (p.40). En travaillant à se dégager du structuralisme. Donc « vers de nouveaux rapports entre la théorie et la critique » (p.49). Contre « l’éclectisme contemporain » (p.49). C’est un livre de combat, parce que penser est un combat. Par exemple contre la compartimentation de ce qu’on appelle les disciplines universitaires (p.51). Sur la relation entre théorie et enseignement. L’étude de quelques articles de dictionnaire, pour le mot poétique, est édifiante.

Démêler les confusions intéressées, c’est un exercice que Serge Martin pratique voluptueusement. Dans le champ de la littérature on cultive les régionalismes, où le scientisme masque l’absence de pensée. Serge Martin cueille et décrit toutes ces déshistoricisations. La poétique lit les instrumentalismes. Mais aussi les philosophes, dans leur rapport à la poésie, une philosophie toute inscrite dans le dualisme du signe, où la phénoménologie s’exalte de son heideggérianisation.

L’origine y joue avec les mots, peu importe que l’étymologie soit vraie ou fausse : « é-motion » ou « dans émotion, pour un poète, il y a mot » (cité p.83). Ce que certains obstétriciens du langage appellent « l’approche génétique » (p.84), selon des abstractions qui font « du langage ordinaire un bavardage et de la poésie une sortie du langage » (p.89). Ce que montre la métaphore de l’horizon : elle « signe la sortie du langage » (p.90), cette essentialisation qui fait de la langue le sujet et qui, sans le savoir, en croyant célébrer la poésie, en est la non-pensée.

C’est un travail de « vigilance » (p.95). Sur « l’époque formaliste » (p.104) en poésie. Serge Martin montre, dans l’œuvre de Jean-Claude Renard, l’entreprise inverse de « réaccorder » (p.109). Puis chez Jean Tortel. Autant de rigueur sur les poètes que sur les linguistosophes, pour y lire comment ce qu’ils pensent du langage fait leur langage.

C’est son point de vue qui lui permet de reconnaître que « la lecture de Paul Eluard est un enjeu » (p.116). C’est aussi ce qui lui fait privilégier trois livres de poèmes qui ont chacun été la résultante de la perte d’un être cher : le rapport du langage à la vie a eu besoin de la mort. Pour y chercher si le « thème récurrent dans la poésie de l’époque : la déploration » (p.121) ouvre sur un langage-relation ou non. À travers Quelque chose noir de Jacques Roubaud, Pas revoir de Valérie Rouzeau, A ce qui n’en finit pas, de Michel Deguy. De l’« énoncé rhétorique » à « l’énonciation transformatrice du poème » (p.138).

Avec Edouard Glissant et sa Poétique de la Relation, c’est tout le problème du conflit entre une poétique et une « esthétique de la relation » (p.145). Où l’oreille collée à « l’étant-au-monde » entend le langage Heidegger. Serge Martin a de l’oreille. On en apprend, à l’écouter. Ce qu’il donne à entendre, c’est que la mondialisation est celle du dualisme et de l’éclectisme. Du phrasage. De la rhétorique.

C’est pourquoi l’exercice de la rigueur repasse par l’histoire de la pensée du langage, à partir surtout des inédits de Saussure parus en 2002. Où se rencontrent linguistique et psychanalyse, l’une disant la vérité de l’autre. A l’époque où le structuralisme passait pour la continuité de Saussure. Où étaient pris Derrida, et Lacan, et Jean-Claude Milner avec L’amour de la langue. Serge Martin montre, par exemple chez Pascal Quignard, qu’on y retrouve le vieux dualisme. Sa mythologie. L’amour de la langue ne vaut pas mieux que l’amour de la poésie.

D’où la question : « l’esthétique relationnelle fait-elle le contraire de ce qu’elle dit ? » (p.215). Et on retrouve la « maxime ressassée » (p.216) de l’habitation poétique : la lecture de Hölderlin par Heidegger. Il y a ceux qui s’y sont incrustés, et ceux qui ne se laissent plus faire. L’esthétique ? La beauté, l’intention – « la conception classique de l’art » (p.228). Subjectivisme contre objectivisme, toujours du dualisme.

Contre cela, le poème. Contre sa réduction à des « petites technicités » (p.257), Serge Martin repart d’Apollinaire autant que de Benveniste, avec des poèmes de Calligrammes, un « récitatif de la relation » (p.273), ce qu’Apollinaire appelait des « prosodies personnelles » (cité p.277).

C’est ainsi qu’il peut faire l’analyse des « schémas » (p.299) de Michel Houellebecq, qu’il oppose à la sémantique sérielle d’« une voix amoureuse » (p.301) chez Bernard Vargaftig, pour « construire la notion de poème-relation » (p.307). D’où il montre « les pièges du raisonnement de Genette » (p.322), remonte à la Relation critique de Starobinski, en faisant une « critique de la relation » (p.326), et finit sur un « contre Barthes ». Il s’agit de mettre en crise les dualismes de toujours. Sa poétique est tonique, et annonce deux livres à venir, sur la « poétique du corps-langage » (p.358) et une Anthropologie du sujet amoureux. A suivre.


Laurent Mourey dans Europe, n° 912, avril 2005, p. 374-375.

A la grand’messe de la Poésie on décline les formes de l’amour avec celles de la célébration. Et les clichés sur la relation d’un je sans tu ou d’un tu inaccessible et absent dès que je parle et que je dis forment la procession et chantent en chœur. Avec leur morale du silence. Il y a à y voir clair, non pour une lumière nouvelle, mais pour écarter les séductions et en faire la critique. Pour faire son silence aussi. Un silence qui se met du côté du poème. C’est que lire et écrire le poème ont leur exigence. Et si penser le poème est une passion les traditionalismes laissent de larges insatisfactions et une impatience grandissante. Dans son récent ouvrage théorique Serge Martin enquête sur l’état de la pensée du poème et de la relation. Autant dire que l’enquête porte aussi sur l’état dans lequel sont laissés le poème, la pensée et la pensée du poème et de la relation. Il situe sa recherche dans une critique des historicités (historicités de la relation, des théories du langage et du poème) et notamment dans une critique de ce qu’il appelle les nombreux « rebroussements » de toute une tradition de lecture et d’écriture des poèmes.

C’est, écrit-il, « le défi de la poétique » que de « produire une théorie générale de la relation dans et par le langage. » (p. 44-45) Un défi à la pensée contre une tradition téléologique qui met la relation de l’autre côté du langage. Pour exprimer, célébrer, dire le manque, l’absent. Le Poème-pour commande les discours de la rhétorique, de la métaphysique, de la psychanalyse et des avant-garde qui ne s’aperçoivent même plus qu’ils mettent la relation avant ou après le poème, de toute façon toujours à côté et jamais dans. Du coup ils ratent le langage, son activité, le poème. Le fond, pernicieux, en est une dévalorisation du langage. On célèbre l’absent(e), on déplore le manque, on agite de l’Être présent-absent par la faute de ce maudit langage qui nous sépare de l’autre. Ou pire, on s’agite dans l’Être. Pour un peu on demanderait : « Et Dieu alors dans tout ça ? » La critique s’engage aussi contre les théologies du langage, des théologies négatives qui ne se savent pas toujours théologies.

L’enquête de Serge Martin, pour y voir plus clair et penser la relation dans sa poétique, pour aussi que le « et » de poétique et relation ne soit pas laissé aux dualismes, porte sur toutes ces logiques séparatrices du langage, les logiques du signe. Ce qui lui fait envisager, dès le début, « la relation amoureuse : un problème de poétique ». Ce qui le mène à lire les poèmes dits d’amour en les situant dans leur historicité, dans leur langage et toujours en travaillant la critique d’un problème : « Poétique et relation : vers de nouveaux rapports entre la théorie et la critique » - « La poésie est-elle toujours un manque d’amour ? » - « La mondialisation peut-elle se passer d’une poétique de la relation ? » - « L’amour de la langue rend-il la relation impossible ? » - « L’esthétique relationnelle fait-elle ce qu’elle dit ? » - « Poème et relation : vers l’interaction du rythme et du sujet ». Parce que lire le poème est l’enjeu, le défi et que la lecture, pour se situer, est traversière. Elle traverse les idéologies, les modes et les démodes. Elle est critique et, ce faisant, elle est relationnelle. Sans doute une lecture, sans critique de la relation critique, n’est-elle rien d’autre que de l’idéologie sans le poème ni le sujet.

Deux lectures agissent souterrainement dans le livre puis sont explicitées à la fin. Deux lectures dont les enjeux sont opposés : Henri Meschonnic, avec Dédicaces proverbes, montrant « une historicité radicale du langage : ici, du langage amoureux qui ne change pas seulement l’amour, mais aussi toute relation. » (p. 349) Et Roland Barthes, avec Fragments d’un discours amoureux où l’idéologie de « l’impuissance du langage » reçoit les beaux vêtements de l’ « esthétisation » (p. 355). Ces deux lectures qui semblent à bien des égards fondatrices révèlent ce à quoi la recherche et l’aventure théorique de Serge Martin travaillent : à reconnaître les pensées et les pratiques du langage qui mettent l’amour et le poème dans le discontinu et veillent à leur bonne vieille rhétorique, cachée sous divers esthétismes. Mais surtout à lire des œuvres dans leur singularité et à reconnaître les poèmes qui sont une activité, une force de langage qui transforme la lecture. Les poèmes, la lecture et l’écriture, avant et après. Et là on peut citer Sophie Loizeau, Valérie Rouzeau, Guillaume Apollinaire, Amandine Marembert, Bernard Vargaftig, Henri Meschonnic. Des lectures qui agissent. Des poèmes qui refont le langage, l’amour et la relation.

Le livre s’interrompt par une « ouverture », parce qu’une pensée ne se ferme pas et que l’ouverture est la seule forme possible du poème et de la pensée. On n’éteint pas la lumière, ni ne ferme la porte en oubliant le langage. On le rêve ensuite dans des « poèmes relation ». Le « contre Barthes » qui finit le livre ouvre sur des questions « pour écrire une poétique du corps-langage avec les rythmes amoureux ». Deux livres à venir qui « compléteront [et ainsi continueront] celui-ci : Rythmes amoureux. Poétique du corps langage et Langage et relation » Le continu d’une pensée est un infini. Le poème, la théorie se continuent, nulle part.

Je l’écris aussi pour ceux qui le savent, Serge Martin est poète sous le nom de Serge Ritman. De Martin à Ritman le poème et la théorie entrent en résonance. Le rapport est un continu, non un transport : pas d’art, ni d’intention poétique dans la théorie. Mais certainement le poème de la théorie, ce qui est une toute autre manière de vivre et d’écrire le rapport entre les deux. Ce qu’on peut lire dans le récent recueil de Serge Ritman Ta Résonance (éditions Océanes, 2003) : « une énonciation qui ne sait pas à l’avance où va le conduire ce je en devenir dans le poème qui n’est ni objectif ni subjectif ni lyrique ni anti-lyrique mais tout simplement parole donnée et donc réponse ou réponse attendue ou question lancée dialogue » (p. 66) Ceci pour le rapport, ici explicite, déclaré, entre le poème la théorie. Un rapport dans et par le continu de l’œuvre. Un rapport qui n’est sans doute pas tant souhaité qu’inévitable, et qui fait aussi toute sa force. C’est qu’avec le langage on n’a pas le choix. On ne sépare pas. La logique et l’articulation volontariste sont bonnes pour les dualismes qui accomplissent leur dévotion sur l’autel de l’Etre de la Poésie. Le poème, lui, a d’autres choses à faire entendre. La théorie est de tout le poème qui en est le récitatif. Une même aventure, une pratique et une tenue des questions, les lie. La théorie ainsi entendue a, à chaque moment, une oreille dans le chantier du poème à venir.

Gérard Dessons dans Le Français aujourd’hui, n° 153, juin 2006.

En portant sa réflexion à la croisée de l’amour et de la relation critique, Serge Martin affirme une posture ambitieuse, puisqu’il propose de penser l’une par l’autre ces deux notions, et cela à l’intérieur même de la question du langage. C’est donc une véritable gageure qui le conduit à postuler qu’écouter le discours amoureux des poèmes peut augmenter l’attention à la relation dans le langage. Ce qui revient à penser une théorie du poème par la relation dans le langage, et une théorie de la relation dans le langage par une théorisation du poème. On aura compris que le projet dans lequel Martin s’inscrit est celui d’une poétique – précisément une poétique de la relation –, élaborée à partir de l’œuvre d’Henri Meschonnic, dont la pensée est au fondement de l’ensemble du travail, notamment par le concept central d’historicité radicale du langage.

L’idée de départ de cette recherche est celle d’une constatation : « le défi fait généralement à la poésie de répondre par une autre parole au manque ou, pour le moins, au désir de relation » aboutit généralement à une « déréliction généralisée », la relation critique s’abîmant dans le thématisme ou le formalisme, quand elle n’aboutit pas à un désenchantement radical conduisant le poème à devenir l’énoncé rhétorique d’une impossibilité relationnelle. C’est, par exemple, la critique que Martin formule à propos de la déploration (le poème-thrène) comme mode poétique relationnel, reposant sur l’idée paradoxale d’une relation rendue possible par l’absence de relation. Il s’agira donc de savoir si la déploration, « forme de langage issue d’une forme de vie, ouvre à des formes de vie relationnelle ou se complaît dans un déni du langage et donc de la relation. »

Cette quête de la relation se légitime d’être une activité critique : « inventer une critique relationnelle qui produirait ses propres termes » et qui consisterait dans « le travail continuel des interactions à situer, à se situer ». Il est donc nécessaire, pour tenir cette visée, de « faire de la critique un discours », et de « faire du discours une critique des discours, y compris du discours de la critique. » C’est à cette condition que l’approche du poème pourra participer à « l’intégration dans la relation critique de la critique de la relation. » Cette position engage, dans la mesure où elle induit l’attitude même de l’analyste, dont la réflexion sur ces questions ne peut que s’appuyer sur la critique des autres discours, qu’ils soient théoriques ou « poétiques ». On pense au mot d’Henri Meschonnic : « toute critique se critique ».

Ces conditions font que l’ensemble du travail se présente comme une « enquête », selon le mot de Martin, sur la notion de relation, dressant un vaste panorama de théoriciens et de poètes pour qui la notion de relation est un objet de pensée et d’écriture. La recherche se donne pour fin de « vérifier leurs ambitions relationnelles dans leurs domaines respectifs », qu’il s’agisse de littérature, de linguistique ou de psychanalyse.

Quand on regarde le travail effectué, on est frappé de l’homologie qui existe, chez Martin, entre la réflexion théorique et la méthode qui la met en place : penser le continu de la relation dans le discontinu de l’exemplification. Cette tension méthodologique permet de porter l’analyse au plus proche de la pensée singulière des auteurs, comme celle de Jean Starobinski. Ainsi, tout en soulignant l’avancée que constitue la promotion d’une critique « en mouvement » et sa sortie du dualisme par le trajet d’une relation critique conjoignant historicité et pluralité, Martin propose que l’auteur de La Relation critique, en dépit des apparences, n’est pas allé, dans son projet de réfléchir sur « le sens de la critique », jusqu’à tenter une critique du sens, laquelle aurait nécessité une critique de la relation.

Autre penseur de la relation, Edouard Glissant, dont le projet d’une Poétique de la relation est jugé « remarquable », apparaît comme se tenant plus de côté d’une rhétorique (coïncidence des contraires et tenue des termes à la façon hégélienne) que d’une poétique de la relation.

C’est en fait, comme toujours, l’attention portée au statut du langage qui se révèle déterminante dans le jugement sur les poètes de la relation, et permet de mettre au jour les problématiques qui renvoient hors langage les rapprochements du sujet, de l’amour et de la poésie. Martin montre ainsi que chez Martine Broda l’amour du nom révèle davantage l’amour de l’amour du nom, qu’une écoute de l’activité du nom dans le poème du langage, répétant en cela une doxa d’époque sur la langue et sur la poésie : « l’amour de l’amour et l’amour de la langue sont indissolublement unis ». Cette réactualisation de thèses traditionnelles sur le langage et l’amour ne permet pas de percevoir la relation amoureuse au cœur du langage, au cœur des poèmes.

Le livre de Martin montre également les ambiguïtés d’un Pascal Quignard, qui « fait une recherche qui souvent met du corps dans le langage, souvent met du rythme dans le discours, souvent suggère la relation au cœur du langage », et se prend finalement « aux raffinements de son nihilisme », transformant ainsi un projet de poétique en un esthétisme.

On ne peut passer ici en revue tous les discours que Martin analyse en y dénonçant le formalisme et la sujétion au modèle du signe. Signalons cependant la critique du travail de Jean-Claude Milner (L’Amour de la langue), chez qui la « politique du signe ne fait pas une politique du sujet, des sujets », parce qu’elle conduit « une politique du discontinu, de la non-relation ». Alors, conclut Martin, « l’amour de la langue ne peut être que malheureux ». C’est ce qui explique le malentendu linguistique qui, en faisant du sujet une question grammaticale, le place dans la langue, et, par là même, l’évacue du discours.

Le travail de Martin est à la fois un travail d’analyse et d’écriture (Martin est également poète). On rencontre ainsi, au détour d’un propos spéculatif, une phrase qui fait entendre le poétique de la critique. Par exemple, au propos du poète Daniel Maximin disant que « la poésie tourne avec la terre » Martin répond : « Nous pensons que les poèmes tournent dans la bouche des hommes. » Des phrases, aussi, érigent la parataxe en mode critique, comme celle-ci, en clausule : « Passage du rythme, rythme du passage dans et par le langage : relation. »

Dans cette recherche, les approches des critiques et des poètes sont toujours situées, et mises en rapport avec l’époque qui partage leur historicité. Il est ainsi important de souligner que le texte de Jean Tortel, Relations, date de 1968, époque, rappelle Martin, qui amorce le « retour du sujet ». Le travail d’Edouard Glissant sur la relation ne peut pas non plus être séparé de son contexte historique, l’époque de la mondialisation.

De rares discours ont la particularité (la force ?) de mettre la lecture critique en suspens, à l’image d’un propos de Christian Prigent : « la langue fait corps », qui suscite chez Martin une double hypothèse de lecture. Soit ce propos évoque une expérience « qui est fondamentalement la possibilité d’une individuation, soit c’est une biologisation d’une catégorie historique. » Quelle approche du poème faudrait-il pour esquisser un début de réponse ?

Le volume se referme sur le travail d’Henri Meschonnic, qui clôt l’enquête dans une conclusion en forme d’ouverture (elle-même suivie d’une « ouverture » intitulée « contre Barthes », qui vise Fragments d’un discours amoureux). Martin y met en évidence l’écriture « impersonnelle » du recueil Dédicaces proverbes (1972), où se dessine une « anthropologie historique de l’amour œuvrant comme poétique de la relation dans et par le langage ».

« Tout comme on devrait chercher à être le poète de sa vie, il faut veiller à écrire le poème de sa pensée ». Ce propos, en fin de livre, est tourné vers la tentative de définir un « poème-relation », qui fait l’objet d’un deuxième ouvrage intitulé Langage et relation. Poétique de l’amour (L'Harmattan, 2005), tome ultime d’une trilogie dont le « cœur » est constitué par un ouvrage à paraître, Rythmes amoureux. Poétique du corps-langage.


Avec Ghérasim Luca passionnément...


(dir.) Avec Ghérasim Luca passionnément… (Actes de la journée d’étude « Ghérasim Luca à gorge dénouée », Université de Cergy-Pontoise, décembre 2004), Saint-Benoît-du-Sault : éditions Tarabuste, janvier 2006, 138 p.

comprend:
« Ghérasim Luca à gorge dénouée… », p. 6-7 ;
« Une écriture forte de français », p. 41-46 ;
« La voie silanxieuse : voix amoureuse », p. 98-103.

et « Ta main nue (extraits) », p. 125-126.

Enseigner la littérature de jeunesse

(avec Pierre Bruno, Max Butlen et Jacques David, coord.), Enseigner la littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, « Le Français aujourd’hui », 2008.

outre la coordination et la corédaction de la présentation, cet ouvrage comprend les contributions suivantes :
« Des propositions pour l’école en plein dans le mythe », p. 53-63 ;
« Le point de vue dans les albums en maternelle », p. 77-84 ;
« Les mille et un cercles du groupement de textes », p. 97-102 ;
« Tomi Ungerer et les plaisirs dela fable », p. 159-165 ;
« Claude Ponti, de la répétition au rythme », p. 167-177 ;
« Y a-t-il une poésie pour la jeunesse? », p. 211-218.